
Anne Broise : de l'abstraction mathématique à l'utilité pédagogique
Anne Broise est mathématicienne, maîtresse de conférences à l’Université Paris-Saclay, responsable du master Métiers de l'enseignement, de l'éducation et de la formation (MEEF) - 2nd degré - parcours mathématiques, et membre du Laboratoire de mathématiques d’Orsay (LMO – Univ. Paris-Saclay/CNRS). Spécialiste de théorie ergodique, elle étudie des systèmes dynamiques mesurés définis sur différentes structures mathématiques, afin de mieux comprendre certains aspects de la théorie des nombres ou le comportement du flot géodésique.
Originaire de Bretagne, Anne Broise fait le choix, après son baccalauréat, d’entrer en classes préparatoires. « Je savais déjà que les mathématiques me plaisaient mais je ne savais pas encore si je voulais être professeure, chercheuse ou ingénieure… », se souvient la mathématicienne. Ce n’est donc qu’après ses années de prépa et son admission dans une école de chimie, qu’elle décide finalement de s’orienter en licence de mathématiques à l’université de Bretagne Occidentale (Brest). Commençant à cette époque à s’intéresser aux probabilités et à la théorie ergodique, elle poursuit ses études par un DEA (diplôme d’études approfondies, l’équivalent d’un master 2 recherche aujourd’hui), puis une thèse à l’université de Rennes I, avant d’être recrutée en 1994 comme maîtresse de conférences à l’université Paris-Sud (aujourd’hui Université Paris Saclay).
Un ancrage durable, une trajectoire singulière
Depuis lors, Anne Broise n’a jamais changé d’établissement. Un choix à rebours des mobilités attendues dans le milieu académique, mais parfaitement assumé. « Je ne voulais pas déménager, ni passer l’habilitation à diriger des recherches (HDR). J’avais d’autres priorités, personnelles et familiales, et je ne voyais pas pourquoi je devrais y renoncer. » Cette fidélité à Orsay ne freine pas pour autant son engagement, bien au contraire : elle y construit une carrière complète, à la croisée de la recherche fondamentale et de la formation des futures enseignantes et enseignants. Une trajectoire solide, tracée sans concession aux modèles dominants et qui illustre une autre manière d’habiter le métier de mathématicienne dans l’université.
Comprendre le chaos dans les systèmes simples
Dès sa thèse, Anne Broise se penche sur une question fascinante : comment des règles mathématiques simples peuvent-elles, répétées dans le temps, produire un comportement chaotique ? Elle s’intéresse notamment aux transformations dilatantes de l’intervalle qui amplifient les écarts entre deux points voisins. Son objectif est de comprendre la répartition des orbites de ces transformations, en privilégiant les résultats statistiques plutôt que l'étude d’orbites de points particuliers. Pour illustrer ses travaux, Anne Broise aime à prendre un exemple simple : multiplier un nombre entre 0 et 1 par 10, puis ne garder que la partie décimale, et recommencer. « Si l’on se trompe sur le millième chiffre après la virgule, on pense que cela ne se verra pas. Mais au bout de mille itérations, les deux nombres obtenus n’auront plus rien à voir. »
Sa thèse se structure alors autour de deux axes : affiner les théorèmes sur le comportement en moyenne des orbites de ces systèmes, et étudier les fractions continues multidimensionnelles, en particulier l’algorithme de Jacobi-Perron. « Mon défi central portait sur les exposants de Lyapunov, qui mesurent la façon dont les approximations rationnelles s’approchent du point de départ. » Après sa soutenance, elle poursuit l’étude des inégalités larges avec Yves Guivarc’h et parvient à démontrer que toutes les inégalités obtenues jusque-là sont en réalité strictes. « Nos travaux ont permis de valider les calculs numériques faits et ont donné une méthode théorique pour démontrer des inégalités entre les exposants de Lyapunov pour d’autres algorithmes », indique-t-elle. De très beaux résultats, publiés en 2000 dans Les Annales de l’Institut Fourier, qui marquent une étape importante de son parcours scientifique.
Nouveaux terrains : géométrie et arbres
Anne Broise élargit ensuite ses recherches à de nouveaux contextes géométriques. En collaboration avec Frédéric Paulin, elle poursuit l’exploration des fractions continues, cette fois en caractéristique p. « On était dans une autre géométrie, dans un arbre régulier et la question que l’on se posait était : est-ce qu’on est capable de montrer, dans ce cadre, les résultats connus dans l’intervalle ? » En combinant dynamique, codage et opérateurs, ils s’attaquent à des problèmes de comptage, liés notamment à l’étude du flot géodésique dans ces espaces particuliers. Ces travaux donnent lieu à plusieurs articles et un livre.
Former les futures enseignantes et enseignants : un tournant décisif
C’est au début des années 2000, lorsqu’elle rejoint l’équipe de préparation au Certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré (CAPES) de mathématiques, qu’Anne Broise amorce un tournant décisif dans sa carrière. Jusque-là pleinement engagée dans la recherche, elle découvre un terrain d’action où elle se sent pleinement à sa place. « Les étudiantes et étudiants ne sont pas toujours très forts en maths, mais ce n’est pas grave. Le contrat est simple : les accueillir telles qu’elles et ils sont et les aider à devenir les meilleures professeures et professeurs possibles. » Très vite, elle prend des responsabilités dans le master MEEF, destiné à former les enseignantes et enseignants du second degré. Elle y enseigne les mathématiques et accompagne les étudiantes et étudiants dans leurs stages, leurs mémoires et leur entrée dans le métier. « J’ai dû me former pour aller visiter les stagiaires dans leurs classes, pour accompagner leurs mémoires professionnels. J’ai appris à poser un regard sur leurs pratiques en classe, pour leur être utile. »
Une réflexion sur la transmission et l’égalité dans les mathématiques
Son investissement dépasse rapidement le cadre local. Elle devient responsable académique du master MEEF de maths pour l’ensemble de l’académie de Versailles. Membre de la Graduate School Éducation, Formation et Enseignement (EFE) de l’Université Paris-Saclay, elle participe à une réflexion plus large sur la formation des enseignantes et enseignants et l’évolution du métier. Elle plaide pour une formation professionnalisante exigeante, ouverte à des profils variés — y compris ceux, brillants en mathématiques, qui choisissent la voie de l’enseignement plutôt que la recherche. « On doit permettre à ces personnes de développer leur propre pédagogie et les aider à acquérir du recul sur la didactique, comme sur les maths qu’elles et ils devront enseigner. Une facette dans cette formation est fondamentale : ce sont tous les à-côtés, par exemple réfléchir à l’éducation à l’égalité hommes-femmes, apprendre à s’adresser à tous les élèves y compris ceux issus des catégories socio-professionnelles défavorisées ou ceux qui n’aiment pas cette matière. Actuellement, les enseignantes et enseignants de mathématiques peinent à rendre cette matière moins masculine et moins élitiste. On essaie de les y aider. »
Quand la transmission devient recherche
Son engagement prend aussi des formes plus expérimentales. Avec Mélanie Guenais, elle initie des ateliers de pratique artistique : théâtre mathématique avec la compagnie Terraquée ou pliages avec le Centre de recherche international en modélisation par le pli (CRIMP). Ces ateliers sont pensés comme des leviers pour renforcer la capacité des futures enseignantes et enseignants à communiquer et transmettre les mathématiques autrement. « On a visité des jeunes professeures et professeurs en difficulté, qui peinaient à établir un lien avec leur classe. Il fallait leur donner des outils », se souvient-elle. Financé au départ par la Diagonale, la direction Arts, culture, science et société de l’Université Paris-Saclay, puis par la Graduate School EFE, l’Objet interdisciplinaire Scult et un appel à projet « transformer » de la Direction de l’innovation pédagogique de l’Université, ce projet s’inscrit dans une démarche de recherche-action qui explore comment « faire faire des maths à tous les élèves », y compris par des voies inattendues. « Très clairement, l’apport d’une pratique artistique pendant l’année de formation permet à des jeunes enseignantes et enseignants de réfléchir autrement à leurs pratiques en classe et de les enrichir ». Aujourd’hui, Anne Broise s’attelle à en tirer une publication, poursuivant ce qu’elle n’a jamais cessé de faire : transmettre.