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Repousser les limites de la précision calculatoire

Recherche Article publié le 05 mai 2022 , mis à jour le 09 mai 2022

Jusqu’à quel point est-il possible d’être précis dans un calcul mathématique ? Dans le domaine très spécifique du calcul formel, Pierre Lairez de l’équipe MATHEXP (ex-Symbolic special functions - SPECFun - Univ. Paris-Saclay, Inria Saclay-Île-de-France) cherche à développer de nouveaux outils abstraits pour parvenir au calcul d’intégrales avec une très haute précision. Son projet 10 000 DIGITS (10 000 décimales), traitant de cette problématique, a bénéficié d’une bourse Starting Grant de l’European Research Council (ERC) en janvier 2022.

« Admettons que je vous donne un nombre, à peu près égal à 1,41. Il n’y a pas grand-chose à en dire. Mais si l’on rajoute une dizaine de décimales à ce nombre, disons 1,414213562373, que se passe-t-il ? On finit par comprendre que l’on parle de racine de 2. Non seulement grâce à cette précision, nous avons pu deviner de quelle valeur il s’agissait, mais nous l’avons fait avec une quasi-certitude. » Voilà toute l’importance de la précision mathématique, synthétisée par Pierre Lairez. En mathématiques, cette précision rime souvent avec décimales : plus il y a de chiffres après la virgule, plus la définition du nombre en question est précise. Et plus cette précision est élevée, plus les mathématiciennes et mathématiciens ont la possibilité de tirer des informations de ce nombre.

Avec son projet, Pierre Lairez vise des résultats à 10 000 chiffres après la virgule. Cette précision affolante est d’ailleurs une spécificité des maths, comme le pointe le chercheur de l’Inria : « C’est une précision qui n'a pas grand intérêt, ni grand sens physique. En termes physiques, cela n'a aucun sens de demander 10 000 chiffres après la virgule. Même pour les constantes importantes de la physique (constante de gravitation, de Planck, etc.) : une précision de 10 000 chiffres sur ces nombres, on ne sait même pas ce que cela signifierait ».

Une importante précision est également de rigueur lorsqu’un calcul est effectué grâce à des systèmes informatiques. Le calcul formel, domaine de recherche de Pierre Lairez, consiste d’ailleurs à opérer sur des objets « finis et exacts ». L’informatique est alors vue comme un renfort de poids dans le calcul formel : « c'est l'outil pour une application mathématique. Sans la précision apportée par l’ordinateur, on ne peut pas reconstruire l'objet exact ».

De nouveaux outils de calcul

C’est dans ce contexte qu’en janvier dernier, le conseil de recherche européen lui a attribué une bourse ERC Starting Grant pour lancer le projet 10 000 DIGITS. Cette bourse, honorant les jeunes chercheurs et chercheuses aux « excellentes propositions de recherche », offre à Pierre Lairez un financement d’1,4 million d’euros sur cinq ans. Le chercheur est actuellement épaulé par un doctorant, Eric Pichon-Pharabod, mais « les recrutements sont en cours » pour élargir l’équipe, précise-t-il ; la bourse finance deux autres postes de thèse ainsi que deux contrats postdoctoraux.

Le lancement du projet 10 000 DIGITS donne la possibilité à Pierre Lairez de focaliser ses recherches sur le développement de nouveaux outils abstraits, servant aux mathématiques expérimentales et notamment à la géométrie algébrique. Au cœur de cette discipline, il y a le calcul d’intégrales ; une pratique que l’on retrouve d’ailleurs dans quasiment toutes les sciences fondamentales. Si les méthodes de calcul classiques sont suffisamment précises pour la plupart des calculs d’intégrales, celles manipulées par Pierre Lairez demandent une plus grande justesse. « L'objectif c'est le calcul à grande précision d'intégrales qui viennent de la géométrie algébrique. Ainsi, il sera possible d’appliquer en pratique des méthodes de linéarisation de problèmes compliqués, qui sont connues depuis plus de 200 ans. Les méthodes numériques viennent en complément des méthodes algébriques exactes. »  

Quelles applications ?

Il existe pléthore de techniques concernant le calcul d’intégrales : méthode des trapèzes, méthode de Monte-Carlo, etc. Celles-ci permettent toutes d’obtenir des résultats concrets, et l’objectif du projet 10 000 DIGITS n’est d’ailleurs pas de les révoquer. En revanche, Pierre Lairez estime que nombreuses de ces méthodes ont été conçues avec de faibles précisions en tête.

« Pour avoir 10 000 chiffres de précision, il faut des méthodes complètement différentes. Le champ d'applications de ces méthodes est alors beaucoup plus restreint, explique Pierre Lairez. Pour une intégrale quelconque, il n’existe pas de manière particulière d’obtenir 10 000 chiffres de précision. Mais pour les intégrales qui m'intéressent, j'ai des méthodes spécifiques, différentes de celles plus standards, qui prennent en compte cette complexité qu'est la précision. »

Les intégrales multiples de fractions rationnelles sont un des objets d’étude favoris du chercheur. Leur caractère multiple rend les méthodes classiques de calcul encore plus difficiles à appliquer. Pour manipuler ces objets mathématiques, on en exploite les symétries ou on réduit ces intégrales multiples en intégrales simples, par exemple. « Les méthodes standards pour calculer les intégrales, ça passe toujours par des évaluations de certaines valeurs. Avec n points, on peut avoir selon les méthodes une précision de 1/n, 1/n² 1/n3, etc. Mais dans le cas des intégrales multiples, c'est déjà plus compliqué. La complexité est alors exponentielle au nombre de chiffres désirés. Ce n’est pas suffisant pour obtenir 10000 chiffres », développe Pierre Lairez. 

Concernant les domaines applicatifs, ceux-ci s’étendent de la physique quantique à la théorie des nombres. L’optimisation, domaine qui consiste en la détermination du minimum ou du maximum de certaines fonctions, sera sujette à des applications théoriques dans un second temps. Pierre Lairez insiste d’ailleurs sur le fait que l’objectif principal du projet et de la bourse est de développer de nouveaux outils au service des mathématiques expérimentales. Ce n’est qu’à la suite de ses travaux que des utilisations pourraient voir le jour dans différents domaines. « Par exemple, dans le domaine de la physique quantique, il serait possible d’avancer une démarche de mathématiques expérimentales, notamment avec l'étude des intégrales de Feynman ». 

Références :

https://pierre.lairez.fr/10000digits/
Lairez P., Computing the Dimension of Real Algebraic Sets, arXiv:2105.10255v2 [cs.SC] (2021).