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Rebeca Ribeiro-Palau : Explorer le graphène et les états de la matière

Portrait de chercheur ou chercheuse Article publié le 19 janvier 2022 , mis à jour le 19 janvier 2022

Rebeca Ribeiro-Palau est physicienne expérimentale au sein de l’équipe PHYNANO (Physique et technologie des nanostructures et systèmes quantiques) du Centre de nanosciences et de nanotechnologies (C2N - Univ. Paris-Saclay, CNRS). Ses expériences de recherche autour de la matière condensée, et notamment sur le graphène, l’ont amenée à mettre en place des méthodes innovantes de nanofabrication avec des techniques de mesure de transport électronique. Ses récents travaux sur la formation et le contrôle des états topologiques dans les hétérostructures de van der Waals lui ont valu de recevoir fin 2021 le prix Ernest Déchelle de l’Académie des sciences.

« La recherche en sciences des matériaux consiste essentiellement à modifier des matériaux et à étudier leurs nouvelles propriétés. On sait pourquoi un matériau conducteur et un matériau isolant ont des propriétés différentes, mais on ne sait pas comment passer de l’un à l’autre, et surtout comment modifier ces propriétés de manière continue. C'est la quête de très nombreux chercheurs en science de la matière ! », explique Rebeca Ribeiro-Palau avec enthousiasme.

Une quête qui guide le parcours académique et scientifique de cette jeune chercheuse d’origine vénézuélienne. Au cours de ses travaux, elle s’intéresse particulièrement au graphène, un matériau bidimensionnel extrait du graphite et composé d'atomes de carbone arrangés en hexagones ou "nid d'abeilles". Du fait de ses qualités remarquables, mécaniques, thermiques, électriques, le graphène laisse entrevoir des applications industrielles stratégiques, notamment en électronique binaire en remplacement du silicium dans les transistors. Il constitue également un sujet de recherche fondamental très riche qui s’attache à mieux comprendre ses comportements quantiques. 

 

L’étude de nanorubans de graphène sous conditions extrêmes

C’est à l’occasion d’une thèse au Laboratoire national de champs magnétiques intenses (LNCMI) de Toulouse, que Rebeca Ribeiro-Palau travaille sur le graphène pour la première fois. L’utilisation de ce matériau dans les transistors se heurte à une limite qui réside dans sa structure électronique particulière : celle-ci le fait se comporter comme un semi-métal. Contrairement aux matériaux semi-conducteurs tels que le silicium, le graphène ne se comporte pas comme un isolant sous des conditions normales, ce qui pose problème lors de la mise hors tension des transistors. Une manière de le transformer en semi-conducteur, sans altérer sa structure ou ses propriétés d’origine, est de le découper en nanorubans. 

Au cours de sa thèse, Rebeca Ribeiro-Palau fabrique et étudie ces bandes de quelques nanomètres de large susceptibles d’agir comme commutateurs électroniques. Sous des conditions extrêmes de température, autour de 1 K (-272°C), elle constate comment l’application d’un champ magnétique très intense à ces rubans affecte les propriétés du graphène. « Sous l’action de ce champ magnétique, une paire de canaux de conduction unidimensionnels apparaît sur chaque bord du ruban. Ces canaux sont sensibles à la structure atomique des bords qui, selon qu’elle soit en zig-zag ou en forme de chaise (armchair), lui confére des propriétés différentes. »

 

Vers un nouvel étalon de résistance

Après sa thèse, Rebeca Ribeiro-Palau rejoint le Laboratoire national de métrologie et d'essais (LNE) pour effectuer un post-doctorat autour du développement du graphène comme étalon quantique de résistance pour le système international d'unités

Depuis 1991, l'étalon de résistance mondial, c'est-à-dire la manière avec laquelle on compare une résistance par rapport à une autre, est établi à travers l'effet Hall quantique. Cet effet est généré en appliquant à très basse température un champ magnétique intense perpendiculairement à une interface conductrice. Sous de telles contraintes, un canal de conduction se forme au bord des matériaux semi-conducteurs. La résistance mesurée entre les bords dépend alors de deux constantes fondamentales de la nature : la constante de Planck et la charge de l'électron. Cette valeur étant extrêmement précise et invariable, elle est utilisée comme étalon de résistance. 

Les propriétés du graphène en font là-encore un matériau intéressant. « Avec le graphène, on obtient des étalons de résistance effectifs à champ magnétique plus faible et à température beaucoup plus élevée, détaille Rebeca Ribeiro-Palau. Comme les conditions expérimentales d'étalonnage sont moins exigeantes, il est plus facile de disséminer la technologie dans l'industrie. » L’objectif de ces travaux est qu’à terme les industriels puissent étalonner eux-mêmes leurs équipements, plutôt que de faire appel aux laboratoires de métrologie.

 

La question des angles dans les hétérostructures de type van der Waals

Son deuxième post-doctorat à l'Université de Columbia, aux États-Unis, pose les jalons de son travail de recherche actuel. « Je me suis intéressée aux propriétés du graphène lorsqu’il est placé dans des hétérostructures de type van der Waals, c’est-à-dire des matériaux artificiels générés par l'empilement successif de couches, et en particulier quand il se trouve à côté d'un isolant comme le nitrure de bore », relate Rebeca Ribeiro-Palau.

La chercheuse constate que les propriétés de conduction du courant dépendent et changent complètement en fonction de l'alignement cristallographique entre le graphène et le nitrure de bore :  selon la position des couches et surtout l'angle entre elles, le graphène passe de très conducteur à très isolant. « Au cours de ce projet, nous avons développé une technique qui permet de changer l'angle d'orientation entre les deux couches et donc de manipuler les propriétés de conduction de manière continue et réversible ! » Grâce à ce dispositif, Rebeca Ribeiro-Palau et son équipe étudient des états intermédiaires, entre isolant et conducteur, ainsi que de nouvelles propriétés physiques de la matière.

En 2017, la chercheuse intègre le C2N et continue à explorer les questions d'angle et d’alignement cristallographique pour sonder des états de la matière appelés topologiques. Préservés, ces états ne tiennent pas compte du désordre environnant et « sont prédits comme étant clés pour le futur de la technologie quantique », précise Rebeca Ribeiro-Palau.

 

Une voie d’avenir pour la recherche en science des matériaux

En 2019, son projet Twistronics obtient une bourse ERC Starting Grant. Ces travaux autour du contrôle de l'angle entre deux feuilles de matériaux portent leurs fruits et attirent l’attention de la communauté scientifique. Lauréate du prix Ernest Déchelle de l’Académie des sciences 2021, Rebeca Ribeiro-Palau nourrit de grandes ambitions : « J’aimerais amener la France à une place de leadership sur ce sujet en Europe. C'est un champ de recherche très récent et peu de chercheurs y travaillent parce que jusqu’ici, il n'y avait ni les moyens, ni le savoir-faire. Nous commençons juste à explorer cette nouvelle branche de la science des matériaux et plus généralement de la physique. Nous ne savons pas où elle va nous mener mais le potentiel est énorme. »