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Quand la physique nucléaire fait fructifier le noyau - L'Edition #13 (juin 2020)

Recherche Article publié le 29 juillet 2020 , mis à jour le 29 juillet 2020

(Article issu de l'Edition n°13 - juin 2020)

 

Constituant de la matière formé de protons et de neutrons, le noyau atomique est source d’interrogations : ses propriétés intriguent les chercheurs de l’Université Paris-Saclay, qui sondent les réactions nucléaires et les sites astrophysiques de l’Univers à l’origine des éléments chimiques.

 

De sa découverte en 1911 par Ernest Rutherford et ses premiers modèles, à la vision qu’en ont actuellement les physiciens nucléaires, le noyau atomique se révèle bien plus complexe qu’il n’y paraît. D’un diamètre d’environ un femtomètre (10-15 mètre), cet assemblage de protons – chargés positivement – et de neutrons – neutres –, autour duquel « gravitent » les électrons – chargés négativement – dans un atome, n’a pas encore révélé tous ses secrets. Brique élémentaire de la matière, il présente une structure interne, un temps de vie, une forme et des comportements d’une grande diversité, qu’étudient sans relâche certains chercheurs de l’Université. Un de leur but est d’expliquer la formation des différents éléments chimiques de l’Univers, dont certains se retrouvent sur Terre. Chacun de ces éléments chimiques est associé à un nombre précis de protons (Z), et des noyaux présentant un Z identique mais un nombre de neutrons (N) différent sont dits isotopes.

On compte actuellement 291 noyaux stables ou quasi-stables, naturellement présents sur Terre. Ces noyaux, dont le nombre de neutrons est souvent plus important que celui de protons, se caractérisent par des temps de vie d’au moins plusieurs centaines de millions d’années. Le noyau stable le plus lourd actuellement connu est le plomb 208, avec 82 protons et 126 neutrons. Sans être complètement stables, le thorium 232, l’uranium 235 et l’uranium 238 sont également présents dans la croûte terrestre. Certains – ceux dont le nombre de protons ou de neutrons correspond aux chiffres 2, 8, 20, 28, 50, 82 et 126 – sont dits magiques voire doublement magiques. Grâce à des phénomènes de mécanique quantique opérant à l’intérieur de ces noyaux, ils sont particulièrement stables.

 

Repousser les limites du noyau

Pour expliquer ces phénomènes, les chercheurs utilisent le noyau comme un laboratoire. « On crée les conditions requises pour faire émerger de nouvelles propriétés. On enrichit le noyau en protons ou en neutrons, ou on explore ceux aux confins de la masse – les noyaux superlourds – pour voir comment ils résistent, mettre en valeur les termes de l’interaction nucléaire et comprendre son origine profonde », commente David Verney, chercheur au Laboratoire de physique des 2 infinis – Irène Joliot-Curie (IJCLAB – Université Paris-Saclay, CNRS).

Grâce aux réacteurs nucléaires et aux accélérateurs de particules apparus ces dernières dizaines d’années, les physiciens nucléaires du monde entier ont créé artificiellement près de 3 000 autres noyaux. Tous sont instables ou radioactifs : ils se transforment en un autre noyau, plus stable, par désintégration radioactive (α, β), par fission – le noyau se casse en deux –, ou émettent des photons γ sans changer de nature. Certains ont des temps de vie si brefs qu’ils ont à peine le temps de s’entourer d’électrons pour former un atome. Des prédictions estiment qu’il resterait entre 3 000 à 5 000 noyaux exotiques à découvrir.

Une représentation à double entrée – la carte des noyaux - répertorie tous ces noyaux en fonction de leur nombre de protons et de neutrons, et intègre également une troisième dimension, leur degré de stabilité (temps de vie). De ce nuage de cases, pour certaines encore vides, émerge un ensemble médian bien particulier : la vallée de la stabilité, qui regroupe tous les noyaux stables ou quasi- stables. De part et d’autre de ce sillon se trouvent les noyaux instables, qui cherchent à rejoindre la stabilité par le biais de désintégrations nucléaires.

 

Réactions nucléaires et fortes accélérations

Dans les réacteurs nucléaires, les noyaux radioactifs sont produits soit par capture de neutrons ou de protons, soit par fusion de noyaux. Par exemple, l’uranium 238 (Z=92 ; N=146) capture un neutron et se transforme en uranium 239 (Z=92 ; N=147) qui subit une désintégration β- et perd un électron. Un neutron se transforme alors en proton et le noyau devient du neptunium 239 (Z=93 ; N=146). « Si on a suffisamment de neutrons, la réaction peut continuer et créer des noyaux plus lourds, comme le plutonium. Le noyau le plus lourd créé de cette façon est le fermium 257, qui contient 100 protons », signale Antoine Drouart, du Laboratoire d’études du noyau atomique (LENA) au Département de physique nucléaire (DPhN – Université Paris-Saclay, CEA/Irfu).

Avec les accélérateurs, les chercheurs fusionnent deux noyaux en un noyau plus lourd. Chargés positivement, les noyaux se repoussent naturellement et seule l’accélération leur fait passer cette barrière coulombienne. À chaque fois, plusieurs combinaisons sont possibles, certaines plus efficaces que d’autres. « Par exemple, pour créer un atome de copernicium (Z=112), on peut bombarder une cible d’uranium (Z=92) avec un faisceau de noyaux de calcium 48 (Z=20), ou utiliser une cible de plomb (Z=82) avec un faisceau de noyaux de zinc (Z=30) », souligne Antoine Drouart.

 

Les étoiles, ces usines à noyaux

Même s’ils n’ont pas tous été observés, les sites astrophysiques que renferme l’Univers produisent peut-être l’ensemble des noyaux identifiés sur la carte des noyaux, à l’aide de processus nucléaires mettant en scène des milliers de réactions et de noyaux. « Comme on ne peut pas tous les étudier, on identifie les réactions clés grâce à des modélisations stellaires, comme la capture d’un proton par le phosphore 30 dans les novae - des systèmes d’étoiles binaires – ou celle d’un noyau d’hélium par l’azote 13, importante lors de l’explosion de supernovae », explique le chercheur Nicolas de Séréville, de l’IJCLAB.

« Les réactions nucléaires mises en œuvre dans les accélérateurs ressemblent le plus possible à ce qu’on observe dans les étoiles, commente son collègue David Verney. S’il n’est pas possible de réaliser la réaction exacte, on en utilise une de substitution. » Comme pour la réaction entre l’hydrogène et le phosphore 30. « On ne peut pas étudier de façon directe la capture d’un proton ciblé par un faisceau de phosphore 30, dont le produit résultant – le noyau de soufre 31 – émet un photon gamma pour se désexciter. Alors avec ALTO – l’accélérateur linéaire et Tandem d’Orsay – de l’IJCLAB, on a réalisé une mesure indirecte d’échange de charge en envoyant un faisceau stable d’hélium 3 sur une cible stable de phosphore 31 et peuplé le soufre 31 de manière indirecte », signale une autre collègue, Faïrouz Hammache.

Tenter de comprendre l’origine de ces éléments est un travail de longue haleine pour les physiciens nucléaires. La chercheuse de l’IJCLAB s’est longuement intéressée à la formation du lithium 7 lors de la nucléosynthèse.

« Le modèle standard prédit les quantités des premiers éléments chimiques – hydrogène, hélium, deutérium, lithium, béryllium – formés au cours du Big Bang, commente Faïrouz Hammache. Dans le cas du lithium 7, la différence entre la prédiction et la quantité effectivement observée dans l’Univers est d’un facteur 3. Nous avons étudié toutes les réactions nucléaires possibles, aucune n’explique cet écart. La cause est donc à chercher ailleurs, peut-être au-delà du modèle standard. »

 

La promesse des faisceaux radioactifs de noyaux

Si la physique nucléaire sait produire des faisceaux d’ions stables depuis les années 50, d’abord très légers puis plus lourds, tout l’enjeu actuel est d’enrichir la palette des faisceaux radioactifs disponibles sur des accélérateurs comme ALTO ou le GANIL – grand accélérateur national d’ions lourds – situé à Caen. Nicolas de Séréville explique : « On sait que des noyaux riches en neutrons et de masse intermédiaire interviennent dans la capture rapide de neutrons lors de la fusion d’étoiles à neutrons, responsables de la formation de la moitié des éléments plus lourds que le fer. En créant des populations de ces noyaux, qui deviennent des sources radioactives très éphémères et manipulables, on peut déterminer les propriétés fondamentales de ces ions, comme la masse qui est la clé de l’énergie nucléaire ».

Former ces nouveaux noyaux implique d’emprunter des chemins nucléaires passant par d’autres noyaux radioactifs, qui, étant instables, ne peuvent servir de cible. « La seule solution est de les produire de façon continue, de les transporter dans un faisceau à la bonne énergie et de frapper avec eux une cible stable », signale David Verney. Transposer aux faisceaux instables les connaissances acquises avec les faisceaux stables est un pari compliqué et obtenir avec eux les mêmes performances n’est pas acquis. « On compte entre 104 à 105 particules/seconde dans un faisceau radioactif, contre 1011 particules/seconde, voire plus, dans un faisceau stable. La sensibilité qu’on demande aux détecteurs n’est donc pas la même », continue le chercheur.

 

Des superlourds mal connus

À ce jour, l’oganesson 294 (Z=118) est l’élément le plus lourd créé à l’aide d’un accélérateur. Seuls trois noyaux ont été obtenus dans le monde en bombardant de très fines feuilles de californium 249 (Z=98) avec des ions stables de calcium 48 (Z=20) à des intensités très élevées. Leur durée de vie s’élève à 900 ms. « Pour qu’on parle officiellement d’un nouvel élément, il faut que le noyau créé ait une durée de vie supérieure à 10-15 s, que le cortège électronique ait le temps de se réorganiser autour de lui. En pratique, nous sommes limités par nos capacités de détection qui se situent actuellement aux alentours de 10 μs (10-5 s) », relève Antoine Drouart, qui étudie la structure des noyaux transfermiens (entre 100 et 104 protons) par spectroscopie et lorgne vers les noyaux superlourds.

Ces noyaux de plus de 104 protons, avec des temps de vie sensibles, ne devraient d’ailleurs pas exister, et ce sont à nouveau des effets quantiques qui rendent leur existence possible. « Les protons et les neutrons s’organisent pour augmenter la stabilité du noyau. Ces effets de couche nous renseignent sur l’interaction nucléaire. Aujourd’hui, les modèles théoriques prédisent même un nombre ou un îlot magique entre 114 et 126 protons pour un nombre de neutrons d’environ 184, avec des noyaux qui auraient des temps de vie supérieurs à un an », signale Antoine Drouart.  Comme les accélérateurs du monde entier n’ont réussi à en créer qu’une dizaine, voire une centaine, ces noyaux superlourds restent mal connus. « On connaît un peu leurs propriétés de décroissance – par désintégration α ou par fission spontanée – caractéristiques du noyau produit. En revanche, on connaît très mal leur masse, leur état fondamental, leurs niveaux d’excitation ou leur structure », constate Antoine Drouart.

 

Une spirale vertueuse

Pour corriger cela, une seule solution : en créer davantage. C’est un des buts de l’accélérateur SPIRAL 2, en phase de démarrage au sein du GANIL. L’intensité des faisceaux stables utilisés est une des plus élevées au monde. « Pour étudier les noyaux créés, il est nécessaire de les transporter loin de la cible. Il faut éliminer ceux qui n’ont pas réagi ou ont donné des réactions parasites, isoler les noyaux superlourds et les envoyer dans un dispositif de détection adapté », souligne Antoine Drouart. Ce sera tout le travail de l’instrument S3, le super séparateur spectromètre de SPIRAL 2, opérationnel d’ici 2022. Il se chargera de sélectionner les noyaux superlourds et de les amener au poste de détection au moyen d’une combinaison de champs électrique et magnétique. « Si on arrive à créer plus de noyaux superlourds, on peut aussi utiliser des techniques de détection moins sensibles, mais plus précises », commente Antoine Drouart.

Aujourd’hui, cent ans après sa découverte, le noyau atomique s’échappe encore. Aucun modèle n’est capable d’expliquer l’ensemble de ses propriétés. Tous sont partiels, plus ou moins phénoménologiques. « En physique nucléaire, on se situe encore dans une phase où les données expérimentales apportent beaucoup à la théorie pour progresser dans la description du noyau », constate Antoine Drouart. David Verney abonde : « On peut très bien revenir sur un noyau déjà connu depuis de nombreuses années, parce qu’en améliorant significativement la précision des machines, on arrive à mieux en sonder l’intérieur. » La physique nucléaire a encore de beaux jours devant elle.

 

Publications

Verney D. et al. Features of the Fission Fragments Formed in the Heavy Ion induced 32S+197Au reaction near the interaction barrier. Eur. Phys. J. A 56, 6 (2020)

de Séréville N., Hammache F. et al. Experimental Study of the 30P(p,y)31S Reaction in Classical Novae. Proceedings in Physics. 219, 195-200 (2019)

Drouart A. et Bender M., À la recherche des éléments superlourds, La Recherche 524, 44 (2017)