Problème de Kakeya : ou comment déplacer une aiguille en prenant le moins de place

Recherche Article publié le 10 septembre 2025 , mis à jour le 10 septembre 2025

Quelle est la plus petite surface dans laquelle une aiguille tourne sur elle-même ? Depuis plus d’un siècle, les mathématiciens et mathématiciennes s’intéressent à cette question et tentent de caractériser précisément ces surfaces. C’est la conjecture de Kakeya. Hong Wang, professeure permanente de mathématiques à l’IHES et professeure de mathématiques à l’université de New York, et son collaborateur Joshua Zahl, qui a récemment rejoint l’Université de Nankai (Chine), viennent de franchir une étape importante sur cette question.

Certains problèmes mathématiques sont d’une étonnante simplicité à énoncer, pourtant même les plus brillants esprits ont échoué à les résoudre. Le problème de Kakeya en fait sans aucun doute partie. Pour le comprendre, il suffit d’une aiguille posée sur une table : en pinçant et en faisant pivoter cette aiguille entre ses doigts, celle-ci tourne complètement sur elle-même en épousant les contours d’un cercle. Pour autant, est-il possible que l’aiguille réalise son tour à 360° en balayant une plus petite forme ? Si oui, quelle serait la plus petite surface ? Hong Wang, professeure permanente de mathématiques à l’IHES et professeure de mathématiques à l’université de New York, vient de réussir une percée sur cette question avec son collègue Joshua Zahl. En s’intéressant à ce qu’il se passe quand l’aiguille n’est plus sur une table mais flotte dans l’espace en trois dimensions, ils ont résolu une question que les chercheurs et chercheuses se posaient depuis plus de cinquante ans.

Du deltoïde à une forme hérissée

En 1917, le mathématicien japonais Soichi Kakeya est le premier à s’interroger sur les surfaces sur lesquelles il est possible pour une aiguille de tourner. Se faisant, il identifie des formes dont l’aire est plus petite que celle d’un cercle, comme un deltoïde - une sorte de triangle équilatéral dont les côtés sont arrondis vers l’intérieur. À la suite de ses travaux, ces objets sont appelés «ensembles de Kakeya».

Deux ans plus tard, Abram Besicovitch, un mathématicien russe, réussit un bond en avant : « Il a construit un ensemble de Kakeya d’un volume arbitrairement petit », décrit Hong Wang. Il démontre qu’il est possible d’élaborer des surfaces aussi petites que souhaitées et qui contiennent une aiguille dans chaque direction - à condition que l’épaisseur de l’aiguille soit assez petite. Si l’on imagine une aiguille qui ne serait qu’un trait sans épaisseur, la surface serait même nulle.

Les implications des travaux du mathématicien vont au-delà. Que les scientifiques regardent le problème de l’aiguille posée sur une table - en deux dimensions - ou flottant dans l’air - en trois dimensions - ou dans des dimensions plus grandes et difficiles à visualiser pour l’être humain, la réponse est la même : la taille de la plus petite zone occupée par l’aiguille est nulle si l'aiguille a une taille infime.

« La forme trouvée est, en quelque sorte, toute hérissée », explique Hong Wang. En deux dimensions, cette forme ressemble à un tas de baguettes de mikados jetées (les baguettes se chevauchent, pointent dans toutes les directions), mais disposées de manière plus astucieuse que le hasard. Par exemple, les scientifiques superposent le plus possible les baguettes pointant vers des directions proches, pour qu’elles occupent moins de place.

Ensemble de Kakeya

Abram Besicovitch ne clôt pas pour autant la recherche des ensembles de Kakeya. En effet, aboutir à une panoplie d’ensembles dont la mesure est nulle a quelque chose de non satisfaisant, car pas assez précis. « Les ensembles de mesure nulle ont des tailles différentes », partage Guy David, professeur à l’Université Paris-Saclay et mathématicien au Laboratoire de mathématiques d’Orsay (LMO – Univ. Paris-Saclay/CNRS). Par exemple, un unique point sur la table, et les ensembles de Kakeya d’Abram Besicovitch sont tous de mesure « zéro ». Pourtant, on voit bien que les seconds – avec tous leurs pics – sont plus gros.

Les mathématiciens et mathématiciennes disposent d’autres outils pour mesurer plus finement la taille des objets, comme les dimensions de Minkowski et Hausdorff. « Celles-ci nous éclairent sur la taille des ensembles, même s’ils ont un volume nul, détaille Hong Wang, qui décrit ce que sont ces mesures : Si vous recouvrez l’ensemble avec des boules, les dimensions de Minkowski et Hausdorff nous disent, à peu près, combien de boules sont requises quand leurs rayons approchent zéro. »

Calculer ces dimensions pour les ensembles de Kakeya est difficile. En 1971, Roy Davis franchit un premier pas : il démontre que les dimensions de Minkowski et Hausdorff valent 2 dans le cas des ensembles de Kakeya qui vivent sur la table, donc dans l’espace en deux dimensions. Les chercheuses et chercheurs supposent alors que les autres dimensions suivent cette logique : que la réponse est 3 pour l’espace en 3 dimensions, 4 pour la 4e dimension, etc. C’est la conjecture de Kakeya.

« Ce qui est intéressant avec cette conjecture, c’est que son énoncé est très simple. Mais il faut se donner beaucoup de mal pour la démontrer », souligne Guy David. Plusieurs scientifiques se confrontent à la conjecture pour le cas de la dimension 3 - l’aiguille dans l'espace - mais sans parvenir à le résoudre complètement. Jusqu’à ce début d’année 2025, où Hong Wang et Joshua Zahl présentent leurs travaux : dans un article non relu encore par les pairs - mais jugé très crédible -, ils démontrent que la conjecture de Kakeya est vraie pour la troisième dimension.

Plongée dans la dimension 3

Au cours de son parcours de mathématicienne, c’est assez naturellement que Hong Wang se dirige vers la conjecture de Kakeya. En 2013, pendant ses études à l’Université Paris-Saclay, elle entend parler d’un problème proche, appelé la conjecture de restriction. Et puis, comme elle le raconte : « Mon directeur de thèse, Larry Guth, s’intéressait à la conjecture de Kakeya. Je le regardais réfléchir sur le sujet pendant mon doctorat. » Finalement, c’est à la fin de son post-doctorat, en 2021, qu’elle se plonge dans ce problème.

Un an après, son coauteur Joshua Zahl et elle présentent leur première avancée : ils ont résolu la question pour un cas particulier d’ensembles appelés « sticky ». Hong Wang les décrit : « Les ensembles "sticky" imposent l’hypothèse supplémentaire que si deux aiguilles forment un angle restreint, alors elles doivent être tout près. » Ces ensembles apparaissaient dans plusieurs précédents travaux et semblaient constituer un cas particulier important. « Les étudier s’est avéré bien plus difficile que ce qu’on aurait cru », se souvient Hong Wang.

Puis, les deux mathématiciens se confrontent au cas général. « Pour cela, ils ont utilisé plusieurs techniques établies par d’autres avant eux, et ont aussi dû en élaborer de nouvelles », décrit Guy David. En 2014, Larry Guth décrit notamment les ensembles de Kakeya si jamais la conjecture s’avère fausse. Dans ce cas, les ensembles doivent être granuleux, être en quelque sorte « une union de petites dalles », explique Hong Wang. Partant de ce constat, la chercheuse et Joshua Zahl démontrent qu’il est impossible qu’un tel ensemble de Kakeya existe si ses dimensions de Minkowski et Hausdorff sont plus petites que 3.

Au-delà de répondre à une interrogation vieille d’une cinquantaine d’années, ces travaux sont liés à d’autres branches des mathématiques. C’est le cas de l’analyse harmonique, qui étudie les fonctions en les décomposant en sinusoïdes. « La conjecture de Kakeya donne des informations sur la géométrie des vagues », précise Hong Wang. Le lien unissant ces deux questions est la conjecture de restriction, à laquelle la mathématicienne s’est intéressée pendant ses études.  

« Dans ce domaine, on est souvent amené à recouvrir des ensembles avec des rectangles, et à voir combien sont nécessaires et trouver comment optimiser ce nombre », présente Guy David. Avec ces techniques, il est possible notamment d’approximer avec précision les bonnes propriétés de certaines fonctions. « Ces rectangles fins se chevauchent et s’intersectent », souligne l’enseignant-chercheur. Ce qui ressemble aux ensembles de Kakeya.

Il est également probable que la théorie des nombres et la théorie géométrique de la mesure - qui étudie comment décrire et classer certains objets - profitent des récentes avancées. Hong Wang pense d’ailleurs se pencher désormais sur ce second point : « Ce serait super d’apprendre de nouvelles mathématiques ! »

Références :