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Michel Beaudouin-Lafon : voir l’informatique comme outil de collaboration

Portrait de chercheur ou chercheuse Article publié le 08 juillet 2022 , mis à jour le 20 juillet 2022

Michel Beaudouin-Lafon est professeur d’informatique à l’Université Paris-Saclay, directeur-adjoint du Laboratoire interdisciplinaire des sciences du numérique (LISN - Université Paris-Saclay, CNRS, CentraleSupélec, Inria) et spécialiste de l’interaction humain-machine (IHM). Il a reçu la médaille d’argent 2022 du CNRS récompensant l’originalité, la qualité et l’importance des travaux qu’il mène à l’Université depuis 40 ans. 

C’est en 1979, après un baccalauréat scientifique et deux années de classes préparatoires, que Michel Beaudouin-Lafon débute ses études supérieures à l’École nationale supérieure d’électronique, d’électrotechnique, d’informatique et d’hydraulique de Toulouse (ENSEEIHT). Il décroche en 1982 un diplôme d’ingénieur en informatique et mathématiques appliquées. En parallèle, il obtient un diplôme d’études approfondies (DEA) d’informatique à l’Université Paul Sabatier de Toulouse. L’informatique est alors bien loin de ses standards contemporains. « On programmait sur des terminaux “rustiques”.  Pendant mon stage de fin d’études, pour voir nos programmes, il fallait les imprimer au sous-sol : deux fois par jour, quelqu’un passait avec un chariot et distribuait les listings imprimés, se remémore Michel Beaudouin-Lafon avec amusement. J’ai commencé sur des cartes perforées. Quand on les transmettait à l’ordinateur central de l’université, il fallait attendre le lendemain pour obtenir les résultats. » 

L’informatique dans les années 80, c’était à la fois « plus facile et plus compliqué », selon Michel Beaudouin-Lafon. « Plus facile par ignorance de ce que les autres faisaient, étant donné qu’il n’y avait pas encore le web. C’était aussi une source de liberté : risquer de faire la même chose que quelqu’un d’autre, mais d’une manière différente. Il y avait tellement de choses à inventer ! »

« Je suis un monstre d’immobilité »

Fraîchement diplômé, Michel Beaudouin-Lafon n’est pas attiré par le parcours « typique » de l’ingénieur informatique de l’époque. Il découvre le monde de la recherche en emménageant en région parisienne : « Le hasard a fait que je me suis retrouvé au Laboratoire de recherche en informatique (LRI, devenu en 2021 le LISN) à l’automne 1982. Le directeur de l’équipe, Gérard Guiho, m’a trouvé un financement et j’ai débuté une thèse. Grâce à cela, j’ai commencé à réaliser des interfaces graphiques et à étudier l’IHM sans savoir que cela existait en tant que thème de recherche ».

Il soutient sa thèse sur les interfaces graphiques évoluées en 1985. Depuis, celui qui a été directeur-adjoint puis directeur du LRI entre 1998 et 2009, et qui est directeur-adjoint du LISN depuis mars 2022 n’a jamais quitté ce laboratoire d’Orsay. « Fin 2022, cela fera exactement 40 ans que je suis là : je suis un monstre d’immobilité, plaisante-t-il. Ça me fait toujours sourire quand on vante la mobilité comme clé du succès. Je pense tout de même qu’elle a du bon : je suis parti en année sabbatique en 1992, puis en détachement à l’Université d’Aarhus au Danemark entre 1998 et 2000, et plus récemment à l’Université de Stanford ». En 2011, il est admis au sein de l’Institut universitaire de France (IUF) en tant que membre senior et en 2015, il bénéficie d’une Advanced Grant de l’European Research Council (ERC) pour ses recherches.

 
L’IHM et l’aspect collaboratif au cœur de sa carrière

À l’Université Paris-Saclay, l’IHM est une discipline notamment portée par Michel Beaudouin-Lafon. « Actuellement, je m’intéresse à des aspects fondamentaux concernant nos capacités d’interaction. Avec mes doctorantes et doctorants, nous travaillons sur les outils : comment transférer nos capacités à travailler avec des outils du monde physique vers le monde numérique. Je m’intéresse aussi aux interactions en grand, aujourd’hui via des prototypes sur nos murs d’écrans WILD et WILDER, mais qui seront demain amenés à se généraliser. Le travail collaboratif m’intéresse beaucoup aussi : on a inventé l’ordinateur personnel, l’informatique personnelle, mais tout est collaboratif. Il serait peut-être temps de mettre la collaboration au cœur des outils qu’on utilise. » C’est un des objectifs du projet d’équipement d’excellence CONTINUUM dont Michel Beaudouin-Lafon est responsable scientifique, qui prévoit d’interconnecter 30 plateformes dans toute la France pour favoriser le travail collaboratif à distance entre grands espaces interactifs.

Ce sont aussi ces motivations qui ont poussé Michel Beaudouin-Lafon et ses collègues danois de l’Université d’Aarhus à créer Webstrates, un système expérimental capable de partager en temps réel le contenu de n’importe quelle page web hébergée sur un serveur. Chaque changement effectué sur une page devient visible en temps réel. « On abolit la distinction entre le contenu et l’interface. On n’est plus obligé d’éditer sa page avec une interface imposée. C’est une opportunité de revisiter le partage et la collaboration sur Internet. » Dans la même lignée, Michel Beaudouin-Lafon et 80 équipes réparties dans toute la France ont récemment présenté le projet eNSEMBLE, portant sur le futur du travail collaboratif, au programme d’investissements d’avenir (PIA 4). « Notre idée est que la situation actuelle où tout est possédé par quelques entreprises (Meta, Google, Zoom, etc.) n’est pas satisfaisante », déclare l’enseignant-chercheur. Avec ce projet, les scientifiques souhaitent s’inspirer du fonctionnement d’un échange d’e-mails, où tout le monde en envoie et en reçoit depuis son serveur et son client de messagerie favori, et le transposer aux éditeurs de documents en ligne ou à la visio-conférence. « Depuis le début de la pandémie de COVID-19, j’ai utilisé douze systèmes de visio-conférence. Pourquoi sommes-nous tous et toutes contraints d’utiliser le même système pour accéder à la même visio-conférence ? Chacun et chacune devrait pouvoir utiliser son client préféré. De même pour le partage de documents. On veut casser tout ça et faire des standards ouverts. »

Le scientifique observe l’évolution de sa discipline : « Le formatage de la recherche est beaucoup plus précis aujourd’hui : observations, entretiens avec les utilisateurs et les utilisatrices, analyse des résultats. On construit un bout de solution aux problèmes qui ressortent, puis on teste par expérimentation contrôlée ou par étude de terrain. » Il estime aussi que l’IHM a mis du temps à prouver sa légitimité : « Le problème est que si je réalise une interface réussie, soit les utilisateurs ne la remarqueront pas, soit ils la trouveront évidente. Le paradoxe est que notre preuve de succès, c’est de faire des choses qui paraissent évidentes. Mais faire simple est compliqué ! ». 

Récemment lauréat de la médaille d’argent 2022 du CNRS, Michel Beaudouin-Lafon voit dans cette distinction une gratitude étendue à toute sa discipline, l’IHM : « Cette médaille d’argent, qui m’honore à titre personnel, est aussi une reconnaissance institutionnelle de ma discipline, que j’ai vécue du moment où elle n’existait pas jusqu’à aujourd’hui. »

Au-delà de la recherche

Auteur ou co-auteur de plus de 200 publications, Michel Beaudouin-Lafon a aussi fondé l’Association francophone de l’IHM (AFIHM) et fait partie de la société savante Association for computing machinery (ACM) en tant que vice-président du Technology policy council. 

À l’Université Paris-Saclay, l’enseignant-chercheur a créé deux masters internationaux : EIT Digital Human-computer interaction and design et la spécialité Recherche Interaction du master d’informatique de l’Université. « Je suis aussi fier de terminer la rédaction d’un manuel pour la spécialité Numérique et sciences informatiques au lycée, en tant que directeur et co-auteur des deux tomes de l’ouvrage. Je suis assez content de cette réalisation car je viens d’une famille d’enseignants, et revenir vers le secondaire est une sorte de reconnaissance envers elle », confie Michel Beaudouin-Lafon, qui a à cœur de transmettre ses connaissances. « Il est important que les scientifiques partagent leurs connaissances avec le grand public. Dans notre société, tout est constamment remis en cause, même ce qui paraît acquis. Je pense qu’il existe un défaut de communication sur ce qu’est la recherche, ses méthodes, ce que l’on apprend et ce que l’on sait. La recherche, c’est le débat, être capable de ne pas être d’accord mais de se parler quand même », conclut-t-il.