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Le bœuf n’a pas dit son dernier mot

Recherche Article publié le 06 janvier 2022 , mis à jour le 06 janvier 2022

Grande productrice de gaz à effet de serre, mauvaise pour la santé, source de souffrances animales... La viande rouge est de plus en plus pointée du doigt. Alors que la COP26 vient de s'achever, certains experts recommandent de limiter la production de viande rouge au profit d'alternatives jugées plus écologiques, comme la viande de poulet, de porc ou les substituts végétaux. Pour mettre cette idée en application, une initiative gagne en popularité auprès des décideurs publics : augmenter les taxes sur les aliments les plus émetteurs de carbone. Les travaux d’une équipe franco-britannique de chercheurs et de chercheuses, dont certains du laboratoire Sciences pour l'action et le développement : activités, produits, territoires (SADAPT – Univ. Paris-Saclay, INRAE, AgroParisTech) alerte cependant le public sur le fait que taxer la viande rouge n'est pas forcément la meilleure solution.

L’agriculture représente 19 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) en France, parmi lesquelles 45 % sont attribuables au méthane. L'élevage, qui produit 68 % de tout le méthane émis, s'impose comme un levier d'action prioritaire pour lutter contre le changement climatique. Pour évaluer l'impact environnemental d'une culture, le critère le plus utilisé est son empreinte carbone, c’est-à-dire l'équivalent CO2 des GES émis par quantité de nourriture produite. Les ruminants, qui sont une source importante de méthane rejeté sous forme de éructations, sont alors les grands perdants. Les microorganismes dans leur tube digestif produisent d'importantes quantités de gaz lors de la digestion des végétaux. Par comparaison, les viandes de poulet et de porc ou les protéines végétales ont une empreinte carbone plus réduite. Mais faut-il pour autant abandonner la viande de bœuf ? L’équipe de chercheurs du laboratoire SADAPT et leurs collègues n’en sont pas convaincus, car le développement soutenable doit prendre en compte d'autres critères que les émissions de GES, tels que l'utilisation des sols, les retombées économiques, la valeur nutritionnelle des aliments ou encore les pratiques agricoles.

 

La qualité nutritionnelle des aliments

La production de GES par les ruminants fait consensus dans la communauté scientifique. Sans la remettre totalement en question, l’équipe franco-britannique de chercheurs émet toutefois une réserve : les outils utilisés pour évaluer la situation ne prennent pas forcément en compte tous les paramètres pertinents. Plutôt que de se baser uniquement sur la masse de viande produite par unité de surface, Joao Pedro Domingues, du laboratoire SADAPT, et ses collaborateurs prennent également en considération la valeur nutritionnelle de cette viande et lui imputent un score nutritionnel. Ce score promeut les nutriments bénéfiques à la santé humaine, comme les protéines, les oméga-3, le fer, les vitamines et les minéraux. Car s'il faut nourrir la planète, il importe avant tout de lui fournir une alimentation de qualité. Cette approche remet en perspective les reproches faits au bœuf. En se basant seulement sur l'équivalent de CO2 émis par kilogramme de viande produit, le bœuf possède une empreinte carbone jusqu'à quatre fois plus élevée que le poulet, mais ce chiffre diminue de moitié si l'on prend en compte la valeur nutritionnelle de cette viande. 

 

Des surfaces cultivables limitées

Un deuxième point pris en compte par les chercheurs est la répartition des terres cultivables. Alors que les sols de mauvaise qualité servent uniquement au pâturage ou à produire du fourrage pour le bétail, les terres arables font l'objet d'une compétition entre cultures végétales destinées à la consommation humaine et celles pour les animaux : le soja, le maïs et les céréales composent une partie de la ration alimentaire des élevages. Or ces surfaces, limitées, se réduisent progressivement depuis plusieurs dizaines d’années sous l’effet de l’urbanisation, de la désertification et du réchauffement climatique. C’est d’autant plus le cas des terres riches et situées dans des climats accueillants. Dans ce cas, comment répartir au mieux les terres agricoles ? Une piste vient des Pays-Bas, où une étude de l'Université de Wageningen révèle que pour une utilisation optimale des surfaces agraires, les animaux doivent produire 12 % des protéines consommées. Cette proportion permet de recycler les coproduits qui ne sont pas utilisables dans l'alimentation humaine (fourrages, déchets issus de l'agro-alimentaire) sans trop mobiliser de surface agricole.

Les élevages de ruminants occasionnent également une pression moindre sur les terres cultivables que les porcs ou les poulets, en particulier lorsqu’il s’agit d’un élevage non intensif. Les ruminants consomment en effet beaucoup moins de céréales ou de soja que les autres animaux, au profit de l'herbe et du fourrage. Et en prenant en compte le score nutritionnel, la différence d'exploitation des terres arables devient encore plus frappante. Pour produire la même quantité de nutriments, il faudra un hectare de terres pour les ruminants contre trois pour des porcs et cinq pour des poulets ! 

L'étude statistique menée par Joao Pedro Domingues montre également qu'en France, les régions qui abritent le plus de ruminants sont aussi celles dont le potentiel nutritionnel par mètre carré de sol est le plus fort.

 

Vers une taxe carbone sur la viande ?

L'élevage reste cependant un grand utilisateur d'eau et de ressources. Dans les prochaines années, la consommation de viande à l'échelle du globe sera amenée à évoluer, en lien avec le développement soutenable. Pour accélérer cette transition, certains scientifiques proposent de créer une taxe sur la viande. En agissant sur le volet économique, ils souhaitent engendrer une prise de conscience écologique. L'initiative rencontre d’ailleurs du succès auprès des décideurs politiques. En 2020, la UK Health Alliance on Climate Change, une organisation qui réunit des représentants des professionnels de santé, a appelé à la création d'une taxe sur la viande rouge au Royaume-Uni. En septembre 2021, le parlement européen a aussi étudié la possibilité d'augmenter la TVA sur les produits alimentaires à fort impact climatique.

En France, selon les estimations de chercheurs d’Oxford, la viande rouge serait alors taxée à 19 % et les produits laitiers à 11%. En modélisant un tel scénario, Joao Pedro Domingues et ses collaborateurs montrent que la production de viande et de lait diminuerait fortement. La production de GES chuterait d’un million de tonnes équivalent CO2, mais de nombreux élevages devraient se transformer en cultures végétales et les éleveurs se reconvertir, parfois hors du secteur agricole. À l'échelle du pays, cela se traduirait par une perte économique estimée à 232 millions de dollars. Selon les chercheurs, cela annulerait les bénéfices dus à la réduction des GES. 

En définitive, les ruminants comportent une vraie valeur socioéconomique, et aident à valoriser les prairies et les pâturages. Un équilibre entre consommation excessive de viande rouge et abandon total reste encore à trouver. « Il faut chercher le juste milieu pour satisfaire la nutrition humaine, l'économie rurale et la lutte contre le changement climatique », commentent les chercheurs franco-britanniques. Leur analyse multidimensionnelle modère les critiques portées aux ruminants, et encourage la poursuite de différentes approches pour identifier les meilleures initiatives soutenables. Elle montre aussi que le bœuf est encore bien ancré dans les pratiques agricoles françaises. Les races bovines resteront sûrement encore quelques années les égéries du salon de l’agriculture à Paris.

 

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