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La sécurité alimentaire mondiale sous le prisme du réchauffement climatique

Recherche Article publié le 06 mai 2022 , mis à jour le 10 mai 2022

Cet article est issu de L'Edition n°18

D’après l’Organisation des Nations unies (ONU), environ un dixième de la population mondiale est aujourd’hui en situation de malnutrition. Face à une démographie en constante croissance et aux défis qu’impose le réchauffement climatique, comment la production alimentaire mondiale va-t-elle s’adapter ?

Le changement climatique induit par les êtres humains depuis le commencement de l’ère industrielle (début du XXe siècle) est une menace pour l’humanité toute entière et pour la planète. C’est avec de tels propos que débute le communiqué de presse du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), au soir du 27 février 2022. À cette date, le groupe de scientifiques a présenté le deuxième volet de son sixième rapport d’évaluation concernant le réchauffement climatique. Dans cet ouvrage de plus de 3 600 pages, sont développés les conséquences – présentes et futures – du changement climatique sur la Terre, les points de vulnérabilité et les moyens d’adaptation à disposition. « Ce rapport lance un avertissement très sérieux sur les conséquences de l’inaction », précise le président du Giec, Hoesung Lee. 

Quelques semaines plus tard, le 4 avril, c’est le troisième et dernier volet du même rapport qui est publié par le Giec. Cette partie fournit une évaluation mondiale et actualisée des émissions passées et présentes de gaz à effet de serre, et des progrès et engagements possibles afin d’atténuer le réchauffement climatique. Il donne des perspectives d’évolution et des options afin de réduire les émissions par grands secteurs (énergie, transports, bâtiments, industrie, agriculture, usage des terres et alimentation, etc.)  Car si le réchauffement climatique a déjà eu des répercussions irréversibles sur l’environnement de la planète, il est toujours possible d’agir pour préserver l’avenir de l’humanité, d’après les expertes et experts du Giec. À condition néanmoins que l’action soit immédiate : si les émissions de gaz à effet de serre ne cessent pas d’augmenter d’ici trois ans, et si elles n’ont pas diminué de moitié par rapport aux niveaux actuels avant 2030, la hausse des températures d’ici la fin du siècle dépassera de façon irrévocable +1,5° C par rapport à l’ère préindustrielle. Et les conditions de vie future se trouveront considérablement dégradées pour l’ensemble de l’humanité.

Le cinquième chapitre du deuxième volet du rapport traite plus spécifiquement des produits alimentaires des écosystèmes. Le Giec y souligne l’impact, déjà tangible, du changement climatique sur les systèmes agroalimentaires mondiaux, plongeant des centaines de millions de personnes dans l’insécurité alimentaire. D’après les expertes et experts du troisième groupe de travail du Giec, l’agriculture, la foresterie et les autres usages des terres ont représenté entre 13 et 21 % des émissions humaines de gaz à effet de serre entre 2010 et 2019. Le groupe de scientifiques explique que le système alimentaire global échoue actuellement à aborder les problématiques d’insécurité alimentaire et de malnutrition d’une manière respectueuse de l’environnement. De manière directe ou non, le dérèglement climatique affecte les cultures mondiales et les quatre piliers de la sécurité alimentaire (accessibilité, disponibilité, utilisation des aliments et stabilité de l’approvisionnement). 

Comment le changement climatique altère les cultures

Nombreux sont les facteurs résultant du réchauffement climatique qui influent sur l’agriculture mondiale, selon le dernier rapport du Giec. D’après le groupe de chercheuses et chercheurs issus de 195 pays, le changement climatique a d’ores et déjà majoritairement pénalisé les rendements des cultures, leur qualité et le potentiel marchand de leurs produits. « Il existe des preuves de moyenne importance et un large consensus établissant que les effets du réchauffement climatique d'origine humaine depuis l'ère préindustrielle ont eu des conséquences négatives significatives sur la production agricole mondiale, agissant comme un frein à la croissance de cette production », écrivent les expertes et experts du Giec dans leur rapport. Les scientifiques citent plusieurs études à l’appui, dont une montrant que la productivité globale des facteurs (PGF), qui regroupe tous les coefficients de productivité des cultures, a été endiguée de 21 % entre 1961 et 2015, et ce malgré les nombreuses avancées technologiques des dernières décennies. Ces effets varient selon les régions du monde : comparée à un modèle excluant les conséquences du réchauffement climatique anthropogénique, la PGF chute par exemple de 30 à 33 % en Afrique, en Amérique latine ou aux Caraïbes.

Les raisons de ces pertes de productivité sont multiples, comme le rapportent les expertes et les experts du Giec. Tout d’abord, le nombre d’aléas climatiques (sécheresses, cyclones, etc.) est en augmentation. Si l’on suit le scénario de projection climatique « développement basé sur les énergies fossiles » (SSP5-8.5), « globalement, 10 % des régions actuellement propices à des cultures et à de l’élevage de grande ampleur deviendront climatiquement inadaptées d’ici 2050, et entre 31 et 34 % de ces zones à la fin du siècle », déplore le Giec. Les vagues de chaleur et les périodes de sécheresse se multiplient, et ces évènements affectent directement ou indirectement l’agriculture : soit les cultures meurent, soit les plantations sont impossibles ou reportées. En Europe, les pertes de cultures liées à ces deux catastrophes ont triplé durant les 50 dernières années, rapporte le Giec. Les inondations se multiplient également sur le globe : l'Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime que celle qui a ravagé les récoltes pakistanaises en 2010 équivaut à une perte de plus de 4 milliards d’euros pour les fermes locales. La région africaine du Sahel a subi parmi les pires périodes de variations de précipitations durant des décennies : 20 ans de pluies diluviennes, suivies de 20 ans de sécheresse, ont entre 1950 et 1990 grandement détérioré les capacités de culture de la région.

Outre l’accroissement du nombre de catastrophes naturelles, le réchauffement climatique induit également le développement de mauvaises herbes au sein des exploitations agricoles. Celles-ci ont déjà la capacité de ravager les cultures (graines, pâturages ou sylviculture), mais les scientifiques du Giec dénotent que le réchauffement climatique favorise leur développement selon plusieurs critères.

Ainsi, le développement de ces plantes invasives est généralement plus propice dans un environnement aux concentrations de dioxyde de carbone (CO2) plus élevées et aux températures plus fortes, d’après une récente méta-analyse citée par les chercheuses et chercheurs du Giec. Les scientifiques notent cependant que le développement de telles plantes dans des régions à basse fertilité offre des opportunités intéressantes. Mais la concentration de CO2 modifie également la biochimie des plantes, rendant par exemple les mauvaises herbes plus résistantes aux herbicides. Le changement climatique, à travers les modifications physiques qu’il apporte sur l’environnement (modification des taux de précipitation, par exemple), endommage directement la qualité de diffusion des herbicides.

Les altérations extrêmes concernant les taux de précipitations ont également un impact sur la qualité du sol dans lequel poussent les cultures. D’après le Giec, celles-ci réduisent les fonctions biologiques des sols et augmentent le risque d’inondations, d’engorgement ou d’érosion des terres. La montée du niveau de la mer est un autre danger pour l’équilibre des sols, et est à l’origine de l’acidification et de l’augmentation du taux de salinité des sols côtiers, tuant déjà de nombreuses cultures. 

Le deuxième groupe de travail du Giec formule une liste non-exhaustive de conséquences – directes et indirectes – qu’engendre le réchauffement climatique sur l’agriculture mondiale. « L’alimentation et la nature interagissent de manière complexe via des facteurs politiques, économiques, sociaux, culturels et démographiques, conduisant à des problématiques en matière de sécurité alimentaire et de durabilité », écrivent les scientifiques au début du chapitre 5 du deuxième volet. Pour lutter contre ces transformations, qui mènent aujourd’hui des centaines de millions d’êtres humains vers l’insécurité alimentaire, la réponse devra être globale. 

Existe-t-il d’autres moyens de cultiver les terres ?

Pour pallier les chutes de rendements des récoltes qui résultent du réchauffement climatique, il est nécessaire d’adapter la façon dont on cultive les terres. Pour David Makowski, de l’unité Mathématiques et informatique appliquées (MIA – Univ. Paris-Saclay, INRAE, AgroParisTech), l’agroécologie est une des solutions à explorer. D’ailleurs, les scientifiques du Giec font le même constat : dans le troisième volet de leur sixième rapport, l’agroécologie est présentée comme une solution viable pour atténuer les émissions de gaz à effet de serre du secteur agricole. « C’est une tendance actuelle ayant pour principe de mobiliser les ressources biologiques nécessaires à la production agricole, en limitant au maximum l’usage de produits chimiques, explique le chercheur. Cela consiste à trouver tous les moyens biologiques possibles pour limiter l’usage d’engrais, de pesticides, etc. On peut par exemple mobiliser des espèces comme des légumineuses qui vont fixer l’azote atmosphérique, ou encore des méthodes de biocontrôle qui limitent l’impact de maladies ravageant les cultures, en utilisant aussi peu que possible de produits chimiques nocifs pour l’environnement. » Ainsi, l’agroécologie est un ensemble de pratiques visant à préserver l’environnement tout en maintenant un haut niveau de rendement agricole. « En pratique, il est toutefois difficile de ne pas perdre du tout de rendement avec des pratiques agroécologiques, par comparaison à des cultures utilisant de nombreux produits chimiques », constate David Makowski. 

L’agriculture de conservation est un système de culture qui a été proposée dans ce contexte. « C’est un système particulier qui combine trois pratiques : le non-recours au labour du sol, la rotation des cultures (au moins trois espèces cultivées en rotation), et le maintien d’un couvert végétal du sol. L’agriculture de conservation a fait l’objet d’énormément d’expérimentations dans plein de régions du monde et pour différentes raisons ; à la fois économiques (une absence de labour signifie moins d’énergie dépensée par les agriculteurs et un gain de temps) et écologiques (amélioration de la qualité des sols). En principe, avec l’agriculture de conservation, on stocke plus de carbone dans le sol, on augmente leur biodiversité et on limite les risques d’érosions », explique David Makowski.

L’agriculture de conservation suscite de nombreux intérêts, allant parfois à l’encontre des idéaux fondateurs de cette agriculture. « Sur le continent américain, ce système a été associé à l’usage de cultures génétiquement modifiées. Celles-ci sont rendues résistantes au glyphosate, un herbicide très puissant. En effet, le travail de la terre permet de tuer les mauvaises herbes. En l’absence de labour, des mauvaises herbes se développent plus facilement, entrent en compétition avec la culture et diminuent les rendements de production », explique David Makowski. Pour gérer ce problème, les industriels ont proposé d’utiliser le glyphosate, qui nécessitait alors le développement de cultures résistantes à ce produit. L’objectif a été atteint en modifiant génétiquement certaines espèces cultivées, comme le maïs ou le soja. « C’est un réel "package technologique" qui s’est développé : pas de labour, combiné à des cultures génétiquement modifiées et du glyphosate. Cela a très bien fonctionné et a rapidement été appliqué à très grande échelle en Amérique du Nord et du Sud. C’est un peu paradoxal, car ce système d’agriculture de conservation a été défendu par l’agro-industrie, pour produire à grande échelle et de manière intensive, et également par les défenseurs de l’agroécologie qui avaient des idéaux orientés vers la protection de l’environnement. »

Dans ses derniers travaux basés sur des méta-analyses de données obtenues dans des systèmes agro-écologiques, David Makowski s’intéresse à l’intérêt de différentes pratiques agricoles dans le but d’obtenir des rendements élevés tout en limitant les impacts environnementaux : « À quel point peut-on limiter les risques de pollution de l’eau ou les émissions de gaz à effet de serre ? À quel point peut-on augmenter la biodiversité au sein de systèmes agroécologiques ? ».

Adapter les cultures au changement climatique

Le réchauffement climatique a déjà changé la planète et les systèmes agricoles mondiaux. La hausse des températures assèche certains pays, diminuant drastiquement leur capacité de production agricole. « Il y aura des gagnants et des perdants, explique David Makowski. Il est clair que vont émerger de gros problèmes induits par le réchauffement climatique, mais aussi des opportunités. La question est : où seront-elles et comment en profiter ? ». Ainsi, des régions du monde où la culture des céréales était difficile au XXème siècle ont déjà profité de l’augmentation des températures. L’Ukraine et la Russie sont par exemple devenues d’importantes productrices de blé ces dernières années, en partie grâce au réchauffement climatique. A l’aune de l’invasion russe de l’Ukraine, il est d’ailleurs important de souligner que guerre et insécurité alimentaire vont de pair. L’agression russe aura de fortes répercussions sur l’approvisionnement en matières premières agricoles, notamment en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

De nombreuses stratégies d’adaptation existent déjà pour s’accorder au changement du climat : avec l’augmentation des températures, il est déjà possible d’accroître le nombre de récoltes annuelles dans certaines régions (deux à trois récoltes de riz par an sont effectuées en moyenne en Asie du Sud). La sélection variétale est également à l’étude, pour s’assurer de cultiver les meilleures espèces en fonction des évolutions climatiques. « L’adaptation au changement climatique doit faire partie des stratégies à considérer, note pour sa part Christophe Gouel, du laboratoire Paris-Saclay Applied Economics (PSAE - Univ. Paris-Saclay, INRAE, AgroParisTech). Quand on parle d’adaptation de l’agriculture, on parle du développement de nouvelles semences résistantes à la sécheresse, de la construction de barrages pour l’irrigation des cultures, etc. » Mais on oublie souvent que l’adaptation se fait aussi via les marchés agricoles. Dans ses travaux récents, le chercheur aborde la question des transitions nutritionnelles qui surviendront sur la planète.

Les agricultrices et agriculteurs du monde entier seront donc incités à planter des cultures différentes à la fois du fait des différences de rendements liées au changement climatique mais aussi des changements de prix. D’après les simulations de Christophe Gouel, le rôle du marché dans l’adaptation de l’agriculture au réchauffement climatique est essentiel. Sans cette adaptation, « on observe des pertes non négligeables liées au changement climatique, mais celles-ci sont encore plus importantes si on empêche l’évolution des flux de commerce de se produire. On montre aussi que du fait du changement climatique, d’importants changements commerciaux auront lieu. Certains pays connus comme des exportateurs historiques perdront ce titre. En revanche, des pays aux conditions climatiques aujourd’hui plus extrêmes, comme l’Argentine, deviendront de plus gros producteurs : il y aura des changements importants dans les parts de commerce ».

Répondre à l’insécurité alimentaire

Sera-t-il possible de nourrir la population mondiale, dont une grande partie est déjà en proie à l’insécurité alimentaire, à mesure que les effets du réchauffement climatique s’accentueront ? « À priori, les résultats mis en avant par la littérature disent que oui, commente David Makowski. Cela sera difficile sans une intensification de l’agriculture, au moins dans certaines zones géographiques où l’agriculture est pour l’instant relativement extensive, sur le continent africain par exemple. Cela sera d’autant plus facile à faire à mesure qu’évolueront nos régimes alimentaires, en particulier si la consommation de viande diminue. La démographie augmente et la demande alimentaire avec elle ; mais on a encore quelques marges de progrès au niveau des rendements, notamment. Aussi, avec le changement climatique, on a une marge de progrès concernant l’accroissement des surfaces cultivables, dans des zones aujourd’hui difficilement exploitables en raison des températures trop faibles. En termes de sécurité alimentaire, je pense que le panorama global des résultats scientifiques indique qu’on devrait s’en sortir. » 

Comme le démontrent le Giec ou la FAO, si rien n’est fait pour s’y adapter, le réchauffement climatique aggravera la situation d’insécurité alimentaire mondiale dans laquelle sont déjà plongées près de 800 millions de personnes, d’après l’ONU. Il n’est en effet plus question d’empêcher le réchauffement climatique, mais bien de s’adapter à ses conséquences sur la planète et sur notre mode de vie.

Publications :

IPCC WGII. Sixth Assessment Report – Chapter 5: Food, Fibre, and other Ecosystem Products. 2022.

Su, Y., Gabrielle, B. & Makowski, D. A global dataset for crop production under conventional tillage and no tillage systems. Sci Data 8, 33, 2021.

Gouel C., Laborde D. The crucial role of domestic and international market-mediated adaptation to climate change. Journal of Environmental Economics and Management, Volume 106, 2021.