Éclairage public et pollution lumineuse : éclairer la ville, protéger le vivant
Depuis 2009, a lieu chaque année en octobre un événement national tout particulier : le Jour de la nuit, organisé par l’association Agir pour l’environnement. Cette opération vise à sensibiliser le grand public au problème de la pollution lumineuse. Mais que sait-on aujourd'hui des effets de l'excès d'éclairage public sur les personnes, la faune et la flore, l’environnement ? Où en est-on de la prise en compte de ce phénomène dans les politiques publiques ? Et quelles actions sont mises en place pour en limiter les effets ? Des chercheurs et chercheuses de l’Université Paris-Saclay éclairent ces différentes questions de leurs récents travaux. (Cet article est issu de L'Édition n°28)
À la fin du XIXe siècle, une petite révolution fait son apparition dans les villes françaises. Poussée par la révolution industrielle et le développement des villes, l’éclairage public connaît une croissance importante, tant pour illuminer les rues la nuit que pour mettre en valeur les enseignes des magasins et les publicités. Si l’éclairage public existe depuis des centaines d’années, l’arrivée de l’électricité marque un tournant particulièrement important : pour la première fois, la lumière n’est plus issue d’une source naturelle (feu, gaz ou huile par exemple), mais créée grâce à la conversion de l’électricité : on parle d’éclairage artificiel.
En 2016, une étude internationale publiée dans la revue Science Advances estimait que 80 % de la population mondiale vivait déjà sous un ciel altéré par l’éclairage public, et jusqu’à 99 % en Europe et en Amérique du Nord. Le phénomène est tel que la notion de pollution lumineuse apparaît progressivement dans la communauté scientifique. Chloé Beaudet, doctorante au laboratoire Paris-Saclay Applied Economics (PSAE - Univ. Paris-Saclay/INRAE/AgroParisTech) et membre de l’Observatoire de l’environnement nocturne, définit cette notion comme un excès d’éclairage artificiel. « Il s’agit bien de pollution car cette lumière a des effets néfastes sur plusieurs éléments, tels que la biodiversité, la santé humaine ou encore l’accès aux étoiles », explique la scientifique. « Toutes les espèces, nocturnes comme diurnes, sont habituées à une alternance jour-nuit et sont donc perturbées, notamment dans leurs comportements reproductifs et alimentaires ou leur faculté d’orientation. » Les conséquences à long terme de cette pollution sont cependant encore mal connues, notamment pour les espèces présentes en ville.
Un lien entre pollution lumineuse et régime alimentaire des oiseaux de ville
Anders Møller, chercheur au laboratoire Écologie, société et évolution (ESE - Univ. Paris-Saclay/CNRS/AgroParisTech) et aujourd’hui à la retraite, a longtemps travaillé sur ces nuisances urbaines et leurs impacts sur l’avifaune. Spécialiste en écologie et en évolution de l’urbanisation, le scientifique s’est intéressé notamment à l’adaptation des êtres vivants à ces nouveaux milieux, où la diversité végétale et animale est généralement plus faible et où les habitats naturels sont souvent détruits ou très fragmentés.
En 2023, Anders Møller et son équipe publient une étude sur les effets de la pollution anthropique, notamment lumineuse, sur la composition et les comportements de différentes espèces aviaires. Grâce à l’analyse de données satellitaires et l’observation de 127 espèces d’oiseaux dans quatorze villes européennes, dont Poitiers en France, les scientifiques dressent un état des lieux des perturbations observées au niveau européen. Si aucun lien significatif n’a été mis en évidence entre la pollution sonore et un changement de comportement des communautés aviaires, l’étude montre une « association négative entre le nombre d’espèces insectivores et le niveau de pollution lumineuse » et suggère que « le degré de pollution lumineuse a un impact significatif sur la composition des communautés aviaires. » Plus précisément, les chercheurs et chercheuses notent que ce type de pollution affecte le nombre et la richesse des espèces d’oiseaux insectivores et omnivores, contrairement à d’autres espèces granivores, pour lesquelles aucun effet négatif n’a été prouvé.
Anders Møller et son équipe justifient ces différences par l’impact de la lumière sur les insectes eux-mêmes. Comme l’explique l’étude, bien que certaines sources lumineuses attirent certaines espèces d’insectes, la pollution lumineuse est « néfaste » et « entraîne un déclin général des insectes » dans les villes européennes. Les oiseaux insectivores, ayant alors plus de difficultés à se nourrir que les espèces omnivores ou granivores, se retrouvent ainsi indirectement affectés et disparaissent progressivement des zones urbaines. Afin de limiter ces conséquences négatives, l’étude suggère différentes mesures destinées à accroître la diversité aviaire, telles que l’augmentation du nombre de corridors verts afin de maximiser les refuges potentiels pour les insectes, et donc les oiseaux insectivores qui s’en nourrissent.
Un rôle probable dans le développement de cancers du sein
À l’instar des autres espèces présentes en ville, l’être humain n’est pas épargné par ces perturbations liées à l’éclairage public. Comme les autres organismes vivants, celui-ci est soumis à un rythme circadien jour/nuit, en partie régulé par la mélatonine, une hormone qui favorise l’endormissement. Le dérèglement de ce cycle et du fonctionnement de cette molécule entraîne des effets hormonaux et physiologiques aux conséquences multiples, tels que des troubles du sommeil, de l’alimentation et du système immunitaire. « L’exposition à des niveaux élevés de lumière artificielle nocturne a par ailleurs déjà été associée à plusieurs effets plus graves sur la santé, tels que les maladies cardiovasculaires, les cancers ou encore la dépression », explique Pascal Guénel, chercheur émérite au Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations (Cesp - Univ. Paris-Saclay/Inserm/UVSQ). Il s’intéresse particulièrement aux liens entre certains facteurs environnementaux et professionnels et le développement de cancers chez l’être humain. Il travaille depuis plusieurs années sur le travail de nuit - par nature très exposé à la lumière artificielle - et son rôle potentiel dans le développement de cancers du sein. En 2019, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) évaluait déjà le travail de nuit comme cancérogène probable.
Pour mieux rendre compte des effets de l’éclairage artificiel nocturne sur le développement de cancers du sein en opulation générale, Pascal Guénel et ses collaborateurs et collaboratrices réalisent une étude sur 5 222 femmes atteintes du cancer du sein et 5 222 femmes témoins non malades issues de la cohorte E3N Générations, une large cohorte prospective de femmes en France suivies depuis 1990. Pour chacune des femmes, l’exposition à la lumière artificielle nocturne a été mesurée à l’aide d’images satellites sur le lieu d’habitation. Les résultats, publiés en 2025, soutiennent l’hypothèse que l’exposition à l’éclairage artificiel nocturne augmente le risque de développer un cancer du sein. Pascal Guénel appelle toutefois à la prudence : « La difficulté de ce type d'étude est que les femmes exposées le plus fortement à la pollution lumineuse sont aussi exposées à d'autres facteurs environnementaux parfois difficiles à évaluer précisément, notamment à la pollution de l’air en milieu urbain, qui est également fortement suspectée d’augmenter le risque de cancer. » Une faible association positive entre cancer du sein et éclairage nocturne persiste cependant après des ajustements sur divers facteurs de risque de cancer du sein - tels que les facteurs hormonaux et reproductifs, ou l’exposition à certains polluants atmosphériques par exemple.
Bien que l’origine des cancers soit souvent multifactorielle, Pascal Guénel estime que la part des cas de cancer du sein attribuables à l’éclairage artificiel nocturne représenterait un problème de santé publique non négligeable du fait de la très large prévalence de l’exposition. « La pollution lumineuse fait partie des facteurs environnementaux auxquels tout le monde est soumis, il est donc important de comprendre ses effets à long terme sur la santé. » Il poursuit : « Notre étude conclut aujourd’hui à un lien possible entre cancer du sein et éclairage artificiel nocturne, et indique donc la nécessité d’approfondir les connaissances sur les effets de la pollution lumineuse sur la santé humaine. »
Pour poursuivre les recherches sur la question, Pascal Guénel suggère de réaliser de nouvelles études intégrant des mesures d’exposition à la lumière artificielle nocturne plus globales et plus précises. Il cite notamment l’exemple de travaux récents ayant utilisé une méthode d’évaluation d’exposition à la lumière capable de différencier les différentes longueurs d’onde. « On sait que la lumière bleue, telle que celle produite par les diodes électroluminescentes (LED) est davantage susceptible d’entraîner des perturbations du rythme circadien et donc potentiellement des effets sur la santé. Une étude à grande échelle en France sur cette question paraît nécessaire au vu de l’essor de l’utilisation de lampes à LED. » Dans les rues comme dans les intérieurs, les LED remplacent aujourd’hui progressivement les lampes traditionnelles aux couleurs plus chaudes, notamment pour des raisons économiques.
Des Françaises et Français plutôt favorables à la réduction lumineuse
Au regard de ces impacts sur la santé humaine et sur la biodiversité, une question vient naturellement à l’esprit : comment réduire l’exposition des personnes à ces lumières artificielles, notamment la nuit ? Si la plupart des solutions existantes pour diminuer la pollution lumineuse en milieu urbain et périurbain sont déjà connues - extinction de l’éclairage à certaines heures, diminution de l’intensité lumineuse, changement de la couleur des lampes ou encore hauteur et orientation des luminaires - la mise en oeuvre de ces mesures peine à se développer dans les grandes métropoles. En tant qu’économiste de l’environnement dans le laboratoire PSAE, Chloé Beaudet dédie ses travaux aux impacts socio-économiques de ces différentes mesures et à l’acceptabilité des Françaises et des Français au changements de politiques en matière d’éclairage public, afin d’aider les collectivités territoriales sur ces questions.
Dès 2022, elle publie sur ce sujet avec Maïa David et Léa Tardieu, ses deux directrices de thèse, une étude réalisé dans la métropole de Montpellier Méditerranée (3M). La pollution lumineuse de cette région revêt une importance toute particulière au vu de sa proximité avec le Parc national des Cévennes, l’un des six parcs français labellisés Réserves internationales de ciel étoilé (RICE). Grâce à une enquête en ligne qui a réuni 1 715 réponses dans la France entière, dont 1 148 dans la région 3M, l’équipe de recherche identifie deux catégories de réactions face aux propositions de mesures de réduction de la pollution lumineuse. Chloé Beaudet développe : « Le plus grand groupe, composé d’environ 80 % des personnes interrogées, est plutôt favorable aux mesures de réduction de l’éclairage. Les 20 % restants sont plutôt défavorables, notamment à l’extinction des lumières de 23h à 6h, qui est la mesure l plus clivante. Cependant, certaines mesures rencontrent très peu de réticences, telles que le changement de couleur de l’éclairage du blanc vers l’orangé par exemple. »
En croisant ces réponses avec les caractéristiques socio-démographiques des habitantes et habitants, la scientifique précise que les personnes les moins favorables à la réduction de l’éclairage habitent pour la plupart en ville. « Cela s’explique car les personnes vivant en ville occupent davantage l’espace public la nuit, et se déplacent plus souvent à pied. Les habitantes et habitants de zones périurbaines, elles, se déplacent plus souvent en voiture la nuit et ont donc moins ce besoin d’éclairage, même dans leur propre rue. » L’étude conclut également que les personnes favorables à la réduction de l’éclairage nocturne sont davantage sensibles aux problématiques environnementales, travaillent moins de nuit et se sentent moins en insécurité dans leur quartier.
Une réponse à l’échelle locale
Comment concilier alors les préférences des citadines et des citadins et les recommandations d’extinction pour préserver la biodiversité ? Pour Chloé Beaudet, ces deux notions ne sont pas incompatibles. En 2025, en collaboration avec Léa Tardieu, Maïa David ainsi qu’une équipe de géomaticiennes et d’écologues, elle publie un article scientifique qui tente de concilier ces deux aspects.
Grâce à l’analyse d’images satellites à très haute résolution spatiale, l’équipe de recherche parvient à modéliser les corridors écologiques de différentes espèces dans la région de Montpellier, avec et sans la prise en compte de l’impact de la pollution lumineuse. Le travail est réitéré pour six groupes d’espèces nocturnes sensibles à cette pollution, incluant des insectes, des chauves-souris, des amphibiens et une famille d’oiseaux nocturnes. Les données obtenues, croisées avec les préférences d’extinction des habitantes et habitants de la région, identifient les actions à mettre en place sur l’éclairage public sur le territoire de Montpellier, sans faire de compromis entre population et biodiversité. « Nos travaux montrent que les quartiers ayant des enjeux forts pour la biodiversité ont la possibilité de réduire rapidement leur pollution lumineuse grâce à l’extinction des lampes, et ce avec le soutien de la population locale. Pour les quartiers aux enjeux écologiques modérés, les extinctions sont moins bien reçues, mais d’autres mesures, telles que la baisse de l’intensité des lumières ou les changements de position de luminaires seraient plutôt acceptées. » Certains autres quartiers à fort enjeux écologiques rencontrent cependant toujours de grandes réticences de la population face aux propositions d’extinction totale des luminaires.
Pour Chloé Beaudet, ces résultats multiples montrent l’importance de penser les solutions à l’échelle locale. « L’éclairage nocturne est encore aujourd’hui réduit à une logique d’opposition binaire entre allumage et extinction des feux, mais aucune approche universelle unique ne sera efficace contre la pollution lumineuse. Notre étude suggère d’adapter les politiques d’éclairage au contexte, à la fois environnemental et social, de chaque territoire. » De par sa volonté de contribuer aux transformations du territoire, l’équipe de recherche a par ailleurs intégré les résultats de son étude dans une application interactive destinée aux urbanistes et décideurs et décideuses,afin de mieux rendre compte des différentes solutions possibles à petite échelle.
Des villes plus respectueuses du vivant
Face à toutes ces contraintes et à la multiplicité de solutions existantes, les chercheurs et chercheuses invitent les urbanistes à prendre en compte les études scientifiques dans leurs futurs travaux de modernisation. Anders Møller et son équipe appellent notamment à garder certaines zones « naturellement sombres ou peu éclairées dans les villes ». Ces espaces contribuent, selon eux, à accroître la biodiversité et « méritent donc la même attention en matière de conservation que l'air pur, l'eau ou le sol. » Pascal Guénel soutient par ailleurs l’idée que la verdure urbaine aiderait à atténuer le rôle de l’exposition à l’éclairage artificiel nocturne dans le cancer du sein et aurait donc un impact positif sur la santé humaine.
Chloé Beaudet, dont les recherches actuelles portent sur l’impact potentiel de la réduction de l’éclairage sur la délinquance, vient quant à elle d’achever une cartographie des communes françaises qui documente les mesures de réduction lumineuse prises au niveau local. Elle soulève les progrès réalisés en France sur la question. « Bien qu’au niveau mondial la pollution lumineuse continue d’augmenter de 7 à 10 % par an avec l’expansion urbaine, la France fait figure d’exception et est l’un des seuls pays à avoir réduit son éclairage nocturne ces dernières années », se réjouit-elle. Si l’augmentation du prix de l’électricité est probablement responsable de la forte hausse du nombre de communes éteignant leurs éclairages publics depuis 2022, Chloé Beaudet affirme qu’une baisse de la pollution lumineuse était déjà visible dès 2014 dans certaines communes rurales, écartant l’idée d’un intérêt uniquement économique. Une bonne nouvelle pour la scientifique, qui estime que « le sujet de la pollution lumineuse en économie est encore très peu traité d’un point de vue académique » et qu’il reste « beaucoup de matière pour innover sur la question ».
Références :
- Tardieu L., Beaudet C., (...) David M., Planning sustainable urban lighting for biodiversity and society, Nature Cities, 2025.
- Moller A. et al., Effects of light and noise pollution on avian communities of European cities are correlated with the species’ diet, Scientific Reports, 2023.
- Guénel P. et al., Outdoor Exposure to Artificial Light at Night and Breast Cancer Risk: A Case–Control Study Nested in the E3N-Generations Cohort. Environmental Health Perspectives, 2025.
Cet article est issu de L'Édition n°28.
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