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Des algorithmes, des cerveaux et des hommes (L'Edition #12)

Recherche Article publié le 09 juin 2020 , mis à jour le 09 juin 2020

(Article issu de l'Edition n°12 - mars 2020)

 

Les méthodes statistiques inspirées du machine learning s’appliquent de mieux en mieux à la prédiction ou la quantification de troubles neurologiques. Ces recherches interdisciplinaires explorent le cerveau au sein de son enveloppe corporelle dans un contexte clinique.

 

Branche spécifique de l’intelligence artificielle, l’apprentissage automatique (ou machine learning) n’en finit pas d’élargir le champ de ses applications, et ses algorithmes franchissent désormais la porte des hôpitaux et des services spécialisés. Capables d’analyser d’importantes quantités de données, de découvrir des motifs communs, d’apprendre à partir d’exemples et de prédire ou quantifier des comportements, des résultats ou des tendances, ces systèmes informatiques apportent aux cliniciens une aide au diagnostic.

Ces outils modernes figurent au coeur des travaux de recherche de Nicolas Vayatis, directeur du nouveau Centre Borelli, qui les applique dans un contexte clinique. Ce laboratoire interdisciplinaire réunit depuis le 1er janvier 2020, sous une bannière commune, le Centre de mathématiques et de leurs applications (CMLA – Université Paris-Saclay, ENS Paris-Saclay, CNRS) et le laboratoire Cognition Action Group (Cognac G – Université de Paris, CNRS, Service de santé des armées). Les équipes, mêlant mathématiciens, ingénieurs, informaticiens, neurophysiologistes et cliniciens, collaborent étroitement depuis plusieurs années et trouvent ici la consolidation de leur démarche scientifique et un gain de visibilité.

Leurs recherches portent sur la quantification de la sensorimotricité (déplacements, gestes, mouvements oculaires…) chez l’Homme sain, altéré ou pathologique – atteint par exemple de troubles neurologiques –, dans le but de fournir des dispositifs optimisant la validation clinique. « Classiquement, cette validation se fait grâce à des tests statistiques simples, inventés il y a près de 100 ans et généralement appliqués à des échantillons de petite dimension. Les analyses ciblent un nombre très réduit de variables, étudiées séparément, et mettent à jour d’éventuelles différences entre les populations de patients, rappelle Nicolas Vayatis. Une telle méthode passe toutefois à côté des différences n’apparaissant qu’en cas d’analyse conjointe des variables. » Raison pour laquelle le mathématicien et ses collaborateurs cherchent à exploiter toutes les dépendances au moyen du machine learning et de ses algorithmes. « La force de notre travail repose toutefois sur un accès aux données de terrain et sur le concours des neurophysiologistes et cliniciens qui orientent la partie quantitative du travail », complète Nicolas Vayatis.

 

Travailler l’ergonomie de dispositifs quantitatifs

 En partenariat avec l’Hôpital d’instruction des armées de Percy, les chercheurs ont récemment procédé à l’analyse de l’équilibre en statique de patients atteints de syndromes parkinsoniens. Souvent associée à une instabilité de posture, la chute représente chez ces personnes une importante cause d’invalidité. En temps normal, le clinicien fait appel à son oeil et son expérience en routine pour déterminer la propension d’un patient à chuter et établir un diagnostic lors d’une consultation médicale. Des plateformes de force – globalement assez coûteuses – apportent parfois leur concours, en enregistrant le déplacement du centre de pression du patient pendant sa station debout, et en produisant des statokinésigrammes.

« L’idée était d’utiliser une Wii balance board – une plateforme de force nettement plus économique – comme instrument de quantification d’équilibre statique », souligne Nicolas Vayatis. Des jeux de données provenant de 123 patients atteints de syndromes parkinsoniens ont servi à l’étude. Préalablement, les patients ont été départagés en deux groupes – « tombants » et « non-tombants » – à l’aide d’une évaluation clinique et d’un test de Romberg simple. Au final, la méthode statistique mise au point par l’équipe de Nicolas Vayatis a permis d’analyser les statokinésigrammes, de délivrer un grand nombre des caractéristiques posturographiques après un traitement approprié du signal, et de révéler des différences significatives entre les deux groupes de patients.

« En accédant au signal brut, très riche, en le prétraitant et en maîtrisant toute la chaîne de traitements, on a été capables d’étendre le nombre de paramètres mesurés – près de 1 000 – disponibles pour l’analyse statistique. Selon la pathologie étudiée, tous ne sont pas forcément pertinents. C’est là que s’opère le travail avec le clinicien, pour interpréter ces paramètres et essayer de les agréger en un langage courant. »

L’appropriation par les neurologues et les cliniciens de l’ensemble de la chaîne de mesures et de traitements de données est une condition sine qua non. « Il ne s’agit pas de leur fournir un diagnostic automatique, mais une aide à l’objectivation de leurs observations, qui soit cohérente avec leur pratique », révèle Nicolas Vayatis. À cet effet, l’accent est mis sur l’ergonomie des dispositifs développés – ici une tablette mobile équipée d’un logiciel, avec une interface optimisée , pour faciliter leur utilisation en routine lors de consultations médicales. Une dizaine de cliniciens du centre Borelli travaillent aujourd’hui avec les prototypes mis au point. Grâce au soutien de la SATT IDF INNOV (aujourd’hui ERGANEO), plusieurs brevets ont été déposés et font l’objet de cessions de licence auprès d’industriels pour l’exploitation de ces technologies. Leur modèle économique reste à affiner et leur inscription dans la liste des actes médicaux remboursés par la sécurité sociale à prévoir.

 

Électrophysiologie non invasive et santé du cerveau

De son côté, Denis Engemann s’intéresse aux troubles de conscience, qu’il explore par électrophysiologie non invasive. « Pour moi, chaque maladie est une nouvelle fenêtre ouvrant sur le fonctionnement du cerveau », précise le psychologue, qui déploie son approche au sein de l’équipe commune Parietal de l’Inria et du département Neurospin (Université Paris-Saclay, CEA). Ses travaux portent sur l’étude de l’activité cérébrale au moyen de l’électroencéphalographie (EEG) et de la magnétoencéphalographie (MEG), et la prédiction, au moyen du machine learning, de résultats biomédicaux. Ces deux examens électrophysiologiques et complémentaires mesurent en temps réel l’activité électrique de grandes assemblées de neurones, et fournissent, grâce aux biomarqueurs étudiés, des points de vue uniques sur la santé du cerveau et ses états de conscience. « Le changement de la puissance alpha est par exemple la signature d’un changement de conscience ou de l’éveil, et se retrouve dans chaque enregistrement EEG humain », souligne le chercheur.

Face à la complexité des données MEG/EEG (puissance du signal, pics de fréquence…), le chercheur développe des logiciels et des algorithmes spécifiques capables de faire sortir des représentations utiles à la mise au point de modèles statistiques. « L’idée est par exemple de réussir à prédire un lien entre les signaux MEG/EEG et un des paramètres de santé du patient. » Bien que les mêmes principes biophysiques gouvernent la MEG et l’EEG, des différences dans l’analyse des données existent. « Les signaux EEG ont la particularité d’être plus faibles que ceux de la MEG, ils sont davantage bruités par les interférences électromagnétiques environnantes. Il faut mettre au point des méthodes de traitement spécifiques pour nettoyer automatiquement les signaux et isoler le signal d’intérêt. »

 

Lever le voile sur l’anesthésie

Dernièrement, une collaboration avec l’hôpital de Lariboisière à Paris a amené le chercheur et son équipe à s’intéresser au lien entre anesthésie et vieillissement. « Il y a un intérêt pratique et sociétal à comprendre comment automatiser le dosage de l’anesthésique administré au patient dans le bloc opératoire », avance le chercheur. Lors d’une opération chirurgicale, l’anesthésiste administre le médicament pour induire chez le patient une perte de conscience, l’immobiliser, et permettre à l’équipe chirurgicale d’opérer sans douleurs. Tout au long de l’acte chirurgical, le praticien suit la profondeur de conscience du patient et observe ses paramètres physiologiques (fréquence cardiaque, tension artérielle, saturation sanguine en oxygène…). Lorsque ces paramètres ne sont plus optimaux, il sait souvent intuitivement et par expérience comment adapter le dosage de l’anesthésique en fonction du sexe ou de l’âge du patient. « Les méthodes statistiques que nous développons au sein de l’équipe cherchent à automatiser ces intuitions. »

Car parfois apparaissent, de façon post-opératoire, certains problèmes vraisemblablement liés à l’anesthésie. « Notre travail s’attache à expliciter la relation existant entre médication, effets physiologiques, profondeur de l’anesthésie et résultats de l’opération. Si on connaît bien le lien entre l’âge physiologique, l’âge du cerveau et le signal du cerveau, il devient alors possible de prédire le besoin de médication et l’optimiser. »

Récemment, le chercheur a développé des modèles statistiques capables de prédire l’âge d’une personne à partir d’enregistrements MEG couplés à la neuroimagerie (IRM et IRMf). Pour cela, il a disposé de plus de 650 jeux de données publiques provenant du Centre d’étude du vieillissement et des neurosciences de l’Université de Cambridge (Cam-CAN). « L’idée est de lier la prédiction de l’âge des personnes à celle de l’apparition de troubles neurodégénératifs. » Au cours de l’étude, le chercheur a constaté des variances résiduelles entre âge prédit et âge physiologique. « Chez les personnes dont l’âge prédit a été exagéré, on a trouvé des capacités cognitives plus faibles que les autres », confirme Denis Engemann. Les neurosciences et le machine learning n’ont pas fini de s’inspirer réciproquement...

 

Publications

Denis Engemann et al., Combining electrophysiology with MRI enhances learning of surrogate-biomarkers. Novembre 2019.

Nicolas Vayatis et al., Revealing posturographic features associated with the risk of falling in patients with Parkinsonian syndromes via machine learning.