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Casinos et stations thermales : une vie musicale qui donne le la

Recherche Article publié le 09 avril 2021 , mis à jour le 09 avril 2021

Historiens de tous horizons (musique, tourisme, architecture, balnéarisme, villégiature, jeux de hasard…) s’emparent d’un terrain de recherche encore largement inexploré : la vie musicale des casinos français du XIXe siècle à nos jours. Et révèlent toutes les subtilités historiques de ces lieux au croisement du divertissement, des mondanités, de l’art… et du thermalisme.

Un brouhaha de cliquetis et de tintements s’échappant d’un parterre de machines à sous sur fond de musique rythmée. Quiconque aura déjà pénétré dans un casino aura été frappé par l’ambiance tintamarresque des lieux. Difficile d’imaginer qu’il n’en a pas toujours été ainsi et qu’en France, à une époque pas si lointaine, ces établissements de jeux ont été d’importants espaces culturels et artistiques et de florissants lieux de concerts de musique classique et d’opéra notamment, avant d’évoluer vers les formes musicales qu’on connaît aujourd’hui.

Comment et pourquoi ces établissements de jeux ont-ils décidé d’aménager en leur sein des lieux de musique ? Quels répertoires et genres musicaux ont-ils privilégiés et quelle évolution ceux-ci ont-ils eue ? Quel rôle les casinos ont-ils eu dans la diffusion de ces genres musicaux et quelle place ont-ils occupée dans l’évolution des carrières des musiciens et interprètes ? ... Autant de questions auxquelles s’intéressent Martin Guerpin, musicologue au laboratoire Recherches, arts, spectacle, musique (RASM CHCSC – Université Paris-Saclay, Univ. d’Évry), de concert avec Jean-Claude Yon (École pratique des hautes études EPHE), Étienne Jardin (Palazzetto Bru Zane, le Centre de musique romantique française à Venise, Italie), et l’équipe de huit musicologues, historiennes et historiens du tourisme, de l’architecture, de la villégiature, du balnéarisme, des jeux de hasard, du droit et de la musique qu’il a réunie autour de lui pour mener à bien ces investigations. « Nous nous sommes attachés à reconstruire la programmation musicale des casinos français, de la fin du XIXe siècle à nos jours¸ mais aussi à comprendre les logiques sociales, culturelles et économiques qui ont conditionné son évolution », commente Martin Guerpin. Un travail de recherche démarré en 2018 grâce au soutien de la MSH Paris-Saclay, et qui fournit aujourd’hui ses premières conclusions.

Salle de jeu d'autrefois au Casino de Monaco.

Quand thermalisme et jeux d’argent étaient liés

Car la vie musicale des casinos, chapitre encore mal connu de l’histoire de la musique en France, se révèle, dans une certaine mesure, indissociable de la vie des stations balnéaires et thermales et de l’évolution de la clientèle accueillie par les établissements de bains. Et vouloir en remonter le fil implique en premier lieu de bien la documenter, en localisant et collectant fonds d’archives des casinos, écrits de musiciens, archives visuelles, etc. Un travail de longue haleine mené par l’équipe et qui se nourrit - tout en le complétant - de l’Inventaire général du patrimoine culturel, et plus particulièrement du recensement du patrimoine balnéaire et de villégiature, piloté par le ministère de la Culture et mis en œuvre par les régions depuis la décentralisation en 2005. 

C’est au début du XIXe siècle que la musique fait ses premières apparitions dans les casinos. Elle émerge grâce au décret impérial n°1671 promulgué sous le Premier Empire par Napoléon Bonaparte, lui-même adepte de cures thermales qu’il suit à Bourbonne-les-Bains, Aix-les-Bains ou Plombières, et qui vient autoriser l’exploitation de jeux d’argent dans des lieux où se trouvent des eaux minérales.

De la nécessité de divertir les curistes

Par la suite, la mode des cures thermales prend de l’ampleur et au début des années 1860, et jusqu’à la Première Guerre mondiale, la France connaît une véritable fièvre thermale. Sous l’impulsion notamment de Napoléon III, les anciennes stations balnéaires s’agrandissent, de nombreuses autres se créent et de prestigieux établissements thermaux, comme ceux de Deauville, Trouville-sur-Mer et Nice, sortent de terre.

« Durant le Second Empire, les cures duraient de quelques semaines à près de trois mois », rappelle Martin Guerpin. De quoi aisément trouver le temps long, sans distraction. Pour conjurer un ennui latent dont se plaignent régulièrement les curistes dans leurs cartes postales, le casino vient servir de lieu de divertissement et occuper les curistes durant leurs longs mois passés dans ces villes d’eaux.

Vue de la plage de la station balnéaire de Trouville-sur-Mer.
Affiche publicitaire de Jules Chéret pour l’ouverture du casino mauresque de Dieppe (1886).

Dans ces casinos voisins, « il faut que les personnes qui fréquentent les établissements de bains retrouvent la musique qu’elles ont l’habitude d’écouter ». En toute logique, on y programme de la musique classique, de la musique de chambre, de l’opéra, de l’opérette et du music hall. Autant de genres musicaux dont raffole la clientèle balnéaire et thermale de l’époque, d’origine aristocratique. Et dès la fin du XIXe siècle se déroulent, dans un grand nombre de casinos français, de grandes sessions de musique symphonique et d’opéra. 

À Monte-Carlo par exemple, le théâtre du Casino, construit en remplacement de celui ajouté en 1866 au casino ouvert par François Blanc, fondateur de la Société des bains de mer (SBM), programme dès 1879 ses premières saisons lyriques. Le choix des œuvres diffusées se révèle assez prudent ; il s’agit avant tout de divertir les joueurs et de les retenir le plus longtemps possible aux tables de jeu. C’est entre 1893 et 1951, sous la direction de Raoul Gunsbourg, que la salle de spectacle connaît sa programmation lyrique la plus inédite et audacieuse, avec de nombreuses créations et premières françaises et le passage des plus belles voix – françaises et internationales - de l’époque.

De nouveaux genres musicaux font leur apparition

Après la Première Guerre mondiale et entre 1920 et 1930, une seconde fièvre thermale envahit la France. « Il s’agit de soigner les blessés de la Grande Guerre. » La fréquentation des établissements thermaux et des casinos par une clientèle appartenant encore à une élite argentée, dicte le rythme des saisons musicales. « C’est l’âge d’or des casinos : les plus belles saisons d’opéra y sont programmées, avec des orchestres comprenant parfois une centaine de musiciens et les meilleurs chanteurs de l’époque », souligne Martin Guerpin. À Vichy, haut lieu du thermalisme, les classes aisées de curistes en villégiature dans la ville d’eaux peuvent ainsi s’adonner à l’opéra et à l’opéra-comique dans le théâtre du Grand Casino inauguré en 1901, à l’opérette dans la salle de spectacle du Casino des Fleurs construit en 1913, au music-hall dans celle de l’Élysée Palace érigé en 1898, et à la comédie de boulevard au Petit Casino ouvert en 1926.

Dans le même temps, le jazz arrive en France, et dans les casinos il se met à cohabiter avec les autres genres musicaux. « Comme le but des casinos c’est d’être à la mode et que le jazz commence à se développer, on le retrouve logiquement dans leur programmation musicale. Il faut servir aux clients la musique du moment ! », signale Martin Guerpin.

Mais après le second conflit mondial et jusqu’aux années 1970, le thermalisme mondain s’épuise lentement. Avec le remboursement des cures par la Sécurité sociale, une nouvelle clientèle issue de la classe moyenne afflue dans les stations thermales et envahit les casinos. « Cette clientèle issue du thermalisme social n’écoute pas de musique classique ou d’opéra. Ces genres musicaux disparaissent de la programmation musicale, au profit de la variété, du rock, du jazz et de spectacles musicaux », rapporte Martin Guerpin. Encore une fois, les casinos se réadaptent rapidement.

Jouer sur les émotions

Dans les années 80, nouveau bouleversement : les premières machines à sous font leur entrée dans les établissements de jeux. Elles permettent aux clients de jouer moins gros. Cette démocratisation encore plus affirmée des jeux d’argent décloisonne d’autant plus les casinos, qui s’ouvrent à une clientèle populaire, et influe sur le type de musique qui y est diffusée. « Les machines à sous se mettent à produire de la musique, car les casinos jouent sur la culture musicale de leurs clients. Certaines machines prennent ainsi pour thème un groupe de musique en particulier. La musique influant sur nos émotions, l’idée est d’inciter les gens à rester jouer le plus longtemps possible sur les machines. Cela relève du neuromarketing », constate Martin Guerpin. Une tendance qui se poursuit actuellement, même si les concerts ne disparaissent pas totalement de la programmation musicale des casinos, hors pandémie de Covid-19.

En plein affleurement, l’histoire musicale des casinos révèle des richesses culturelles et artistiques restées longtemps insoupçonnées, que l’équipe de chercheurs et de chercheuses s’attache encore à mieux décortiquer. De quoi, définitivement, changer de regard sur les casinos.

Rangées de machines à sous dans un casino.

Références :

À venir : « Faites vos jeux. La vie musicale dans les casinos français (XIXe-XXIe siècle) », Colloque organisé les 28 et 29 mai 2021 au Musée Villa Montebello (Trouville-sur-Mer).