Archéologie et chimie : nouveaux regards sur les témoignages du passé

Recherche Article publié le 30 juillet 2025 , mis à jour le 13 août 2025

Cet article est issu de L'Édition n°27

Grâce aux progrès des méthodes de chimie, bon nombre d’études archéologiques ou historiques connaissent aujourd’hui un nouveau souffle. À l’Université Paris-Saclay, des chercheurs et chercheuses développent différentes approches pour mettre leurs compétences en physique et chimie au service de l’archéologie.

Un fragment de poterie, un dépôt au fond d’une baignoire, un morceau de textile durci… Pour les chimistes qui savent en voir le potentiel, ces restes organiques s’apparentent à de véritables trésors, révélant par exemple l’âge, le sexe ou encore le régime alimentaire d’un individu. Ainsi, lorsque ces résidus sont trouvés dans un contexte archéologique, ils prennent une dimension toute particulière, devenant parfois la clé de mystères auxquels l’archéologie, seule, ne peut répondre.

Philippe Charlier, médecin, paléopathologiste et directeur du Laboratoire anthropologie, archéologie, biologie (Laab – Univ. Paris-Saclay/UVSQ) depuis 2018, est particulièrement friand de ces types de résidus. Au sein de son laboratoire, où « les disciplines s’interconnectent les unes et les autres sans arrêt », l’enseignant- chercheur travaille en complète interdisciplinarité, alliant souvent anthropologie médicale et anthropologie sociale dans ses recherches. L’étude de restes organiques est pour lui un point d’entrée idéal pour gommer les frontières entre les différentes spécialités. « Il n’y a pas de sciences "molles" ou "dures", ce sont des sciences, tout simplement », estime-t-il.

La paléoprotéomique au service de l'Histoire

Depuis 2023, Philippe Charlier et son équipe explorent une technique novatrice : la paléoprotéomique. Celle-ci utilise la protéomique, c’est-à-dire l’analyse de l’ensemble des protéines, dans un contexte archéologique et paléopathologique. « L’idée est d’identifier l’ensemble des peptides, ou morceaux de protéines, qui composent un échantillon, afin de comprendre la nature de celui-ci et d’identifier les éléments qui le composent », précise le directeur du Laab. Une technique qui n’avait encore jamais été utilisée dans le cadre de recherches archéo-anthropologiques. 

Grâce aux analyses paléoprotéomiques, rendues possibles par sa collaboration avec Jean Armengaud, directeur de recherche au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) à Marcoule, Philippe Charlier a déjà résolu de nombreux mystères de l’Histoire. En 2023, les deux scientifiques publient deux articles faisant appel à la paléoprotéomique. Le premier s’intéresse à Saint-Léonard, figure religieuse contemporaine de Clovis et dont les causes de la mort demeuraient encore inconnues. Lors de l’étude poussée de ses reliques, les scientifiques trouvent les marqueurs d’une infection bactérienne, le mycétome, ou « pied de Madura », dont les malformations associées expliqueraient le décès du Saint avant ses quarante ans.

La même année, une autre étude dédiée au cœur de la bienheureuse Pauline Jaricot, figure missionnaire française du XIXe siècle, ne révèle aucune malformation cardiaque ou trace d’embaumement identifiant les causes du décès ou expliquant la très bonne conservation de la relique. « La paléoprotéomique permet de rouvrir des dossiers historiques que l’on pensait fermés », se réjouit Philippe Charlier, qui a également dirigé pour le Laab plusieurs missions archéologiques et anthropologiques, en Haïti, au Cameroun ou encore au Bénin. « Cette technique est particulièrement pertinente lorsque l’ADN est trop ancien ou dégradé et que la génétique est impossible. Les protéines, elles, contiennent toujours une multitude d’informations, notamment sur l’état pathologique des individus. »

En 2024, dans le cadre d’un programme de recherche dédié à Sainte-Hélène, île célèbre pour avoir accueilli Napoléon Ier jusqu’à sa mort en 1821, Philippe Charlier s’intéresse à des artefacts ayant directement appartenu à l’empereur. Parmi eux,la baignoire de sa propriété de Longwood, dans laquelle il passait un temps particulièrement important depuis le développement de sa maladie de peau. Les dépôts agglomérés dans les joints métalliques de cette baignoire, ayant été au contact direct de l’empereur, constituent une source historique « particulièrement précieuse » pour mieux comprendre cette infection, selon l’enseignant-chercheur.

Une fois l’échantillon prélevé, purifié et fragmenté à haute température, les différents peptides sont analysés et comparés à une base de données. Parmi les nombreux éléments retrouvés, l’équipe de recherche révèle la présence d’éléments botaniques et minéraux, mais également d’eau de mer et d’arsenic, souvent utilisés au XIXe siècle comme remèdes contre les maladies dermatologiques. « Ces indices confirment l’utilisation de l’eau de mer à des fins thérapeutiques à cette époque, probablement en combinaison avec d’autres matières médicinales, soit en application directe sur la peau, soit par une utilisation dans l’eau du bain », détaille Philippe Charlier. D’autre part, les scientifiques notent la présence d’une bactérie pathogène, Bacillus idriensis, potentiellement à l’origine d’une infection ou d’une surinfection cutanée de l’empereur. À l’inverse, aucun des composants retrouvés ne confirme pour l’instant l’hypothèse répandue selon laquelle Napoléon était atteint de gale.

Adepte des patientes et patients célèbres, Philippe Charlier a également étudié les restes de Marat (2023) ou encore de Robespierre (2024). Ses prochaines publications scientifiques, prévues pour juin 2025, porteront sur le cœur embaumé de Voltaire et sur le squelette du peintre Raphaël. « Une autre publication scientifique à paraître sera dédiée à Louis XIV ; l’étude de son cœur a permis d’identifier les causes réelles de sa mort », dévoile-t-il.7

Lire dans les textiles

Si les restes humains constituent une source essentielle d’informations pour l’archéologie, d’autres matériaux conservent également un grand nombre de données exploitables. C’est le cas du textile minéralisé, objet d’étude favori de Loïc Bertrand, chercheur au laboratoire Photophysique et photochimie supramoléculaires et macromoléculaires (PPSM – Univ. Paris-Saclay/CNRS/ENS Paris-Saclay). « Les textiles minéralisés sont des matériaux organiques, dont la forme est préservée sur le temps long par contact avec un objet métallique, notamment à base de cuivre ou de fer, et à la présence d’eau », explique le scientifique. « Certains sont presque intégralement transformés sous une forme minérale, mais d’autres comprennent encore une grande fraction organique. » Les archéologues retrouvent notamment ces vestiges dans les riches sépultures de l’âge du fer, dans lesquelles il était de coutume de déposer des objets métalliques enveloppés de tissus.

Loïc Bertrand et son équipe tentent aujourd’hui de mieux comprendre les mécanismes à l’origine de ce phénomène. « Il est curieux de constater que la minéralisation concerne plusieurs types de tissus. D’un point de vue chimique, les textiles à base de kératine (laines) et à base de cellulose (coton, lin, chanvre…) sont très différents. Il y a donc plusieurs mécanismes physicochimiques qui conduisent à ces préservations sur le temps long. » En dehors de ces processus, les tissus organiques se dégradent habituellement très vite en milieu tempéré, faisant disparaître laine, coton et soie en quelques années. « Sans pouvoir faire d’estimation, il est certain que la fraction des tissus que nous retrouvons en contexte archéologique est infime », confirme Loïc Bertrand, conscient de l’aspect « rare et exceptionnel » de son objet d’étude.

En 2024, Loïc Bertrand et son équipe publient un article scientifique sur des fragments de textiles minéralisés issus d’une riche sépulture du site de Uden-Slabroekse Heide (Pays-Bas), estimée au VIIIe siècle av. J.-C. Les fragments, conservés au contact des ornements en bronze et en fer du défunt, ont été analysés par microtomographie aux rayons X sur synchrotron, une technique non invasive proche du scanner médical, qui reconstitue un volume 3D de l’objet à partir de radiographies. Les résultats suggèrent que le fragment appartenait à une robe en laine aux motifs « pied-de-poule », devenant le plus ancien vêtement retrouvé à ce jour aux Pays-Bas. Le travail complémentaire de scientifiques néerlandais et italiens met également en évidence la présence de colorants rouges et bleus sur la robe, soit la plus vieille attestation de l’utilisation de cochenilles comme colorant aux Pays-Bas, avant leur importation d’Amérique du Sud.

Pour Loïc Bertrand, le site de Uden-Slabroekse Heide est un terrain de recherche particulièrement pertinent. Au-delà de son importance majeure dans l’histoire du pays, l’intérêt du site réside également dans la qualité de ses fouilles. « L’étude du matériel archéologique de ce site est extrêmement fine et maîtrisée. Les archéologues y ont prélevé un bloc entier de sédiments, qui a ensuite été étudié et disséqué directement en laboratoire. Cette technique de fouilles documente plus précisément les différentes couches, évite les contaminations liées au terrain et préserve mieux le matériel organique textile présent, notamment les traces de colorants. » 

Si les Pays-Bas et de plus en plus d’autres chantiers de fouilles modernes prennent bien en compte la nécessité de préserver et documenter ces infimes témoins matériels, Loïc Bertrand déplore la faible considération des matériaux textiles par les archéologues jusqu’au milieu du XXe siècle. « Sur les chantiers, les scientifiques se basaient sur une hiérarchie erronée des objets : retrouver du métal était plus important que de retrouver de la céramique ou du verre. Puis, suivaient les matériaux organiques "moins nobles" tels que le cuir, le bois ou le tissu. » Le chercheur estime également que la connotation « féminine » des pratiques textiles a joué un rôle dans le maintien tardif de cette hiérarchie. Ainsi, dans la plupart des sépultures fouillées avant l’essor de la chimie, les restes textiles, difficiles à exposer au public et à étudier avec les techniques existantes, étaient systématiquement éliminés afin de mieux montrer les armes, bijoux et autres métaux qu’ils recouvraient.

Aujourd’hui, grâce aux progrès de la chimie, les scientifiques saisissent mieux l’importance de ces objets, notamment dans la compréhension des différents usages, des dynamiques de domestication des espèces, de production ou encore d’échanges entre populations. Loïc Bertrand, lui, s’intéresse particulièrement aux changements de perception de ces témoins matériels, pour leur perspective historique. En 2024, il publie notamment un article scientifique sur l’histoire des découvertes textiles du XVIe au XXe siècle. « Il est très intéressant d’étudier les descriptions passées et l’évolution des connaissances. Cela permet de considérer différemment les pratiques actuelles. Quelque chose qui paraîtra évident dans quelques décennies n’est peut-être pas encore compris aujourd’hui. »

Le chercheur se plaît à tester diverses méthodologies de travail et à croiser les disciplines pour tenter de déceler les futures évidences en matière de recherche. Sa dernière contribution, publiée en 2025, teste pour la première fois une technique basée sur le déclin de luminescence, c’est-à-dire l’émission de lumière, dans le but de mieux comprendre les conditions de fossilisation et le paléoenvironnement d’une crevette fossile.

Allier carbone 14 et géochimie organique

À l’instar de Loïc Bertrand, le développement de nouvelles méthodes innovantes est également ce qui fait la renommée d’Emmanuelle Casanova, chercheuse au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE - Univ. Paris-Saclay/UVSQ/CNRS/CEA). La chimiste, également responsable scientifique de la plateforme de géochimie organique et cheffe d’équipe adjointe de l’équipe GeoTrac, est à l’origine d’une technique particulière de datation au carbone 14 basée sur les lipides, couplée à des analyses de géochimie organique. « Les lipides issus de résidus de graisses alimentaires, invisibles à l’œil nu, sont des sources de carbone particulièrement bien préservées dans les céramiques archéologiques », explique-t-elle.

Pour cette technique dite « moléculaire », Emmanuelle Casanova isole des molécules spécifiques pour les dater précisément. En fonction de la quantité de lipides préservée, ceux-ci sont soit transformés en graphite, soit simplement brûlés et transformés en dioxyde de carbone (CO2), avant d’être finalement datés grâce à leur teneur en carbone 14. « La datation par radiocarbone sur molécules spécifiques est une technique rare, particulièrement pour les études archéologiques », ajoute la chercheuse. Grâce à cette nouvelle méthode expérimentale, Emmanuelle Casanova collabore avec des équipes de recherche du monde entier. Entre 2021 et 2023, elle travaille plus précisément sur l’Asie du sud-ouest dans le cadre du projet MSCA VARGAH, visant à documenter le développement du pastoralisme mobile en Iran à l’époque néolithique. La technique de datation développée par la chercheuse y est particulièrement pertinente, le climat aride de la région préservant mal le collagène des ossements, nécessaire aux analyses classiques par radiocarbone.

Au-delà de la datation absolue de céramiques grâce aux restes alimentaires qu’elles contiennent, Emmanuelle Casanova emploie des méthodes capables de déterminer la source, animale ou végétale, de ces résidus. Cette précision est possible par l’identification des molécules présentes et de leur signature isotopique, c’est-à-dire leur teneur en carbone 13. Grâce à ses recherches, la scientifique identifie et date par exemple l’introduction de l’exploitation du lait de bovins et caprinés en Europe centrale par le groupe culturel Linearbandkeramik, 5 400 ans avant J.-C. « Il est particulièrement intéressant d’identifier la présence de produits laitiers, car ceux-ci impliquent l’utilisation de lait et donc la présence d’animaux domestiqués. Ces données de chimie organique alimentent ainsi les connaissances sur les communautés pastorales de la région et renseignent sur le processus de sédentarisation des populations. » En 2022, la chercheuse travaille également sur l’Asie Centrale et date l’exploitation de produits d’équidés sur les sites préhistoriques de Bestamak et Botai (Kazakhstan), ce dernier présentant les plus anciennes preuves de domestication des équidés. Les résidus lipidiques de produits équins prélevés dans des poteries sont datés respectivement du VIe et IVe millénaires avant J.-C.

Deux ans plus tard, Emmanuelle Casanova publie l’analyse de trois céramiques funéraires de l’âge du fer issues de la nécropole de Sialk, en Iran, et conservées au musée du Louvre. Son but : déterminer la fonction de ces poteries particulières, retrouvées uniquement en contexte funéraire dans cette région. L’étude des résidus organiques présents dans le bec de l’une des poteries indique la présence de graisse de produits laitiers, sans doute à l’état liquide au vu de la forme de la céramique. Les échantillons d’une autre poterie suggèrent plutôt la présence de graisses de carcasse de ruminants également à l’état liquide, qui pourraient provenir par exemple de sang ou de graisse chauffée. « Les analyses confirment que ces objets ont été utilisés pour verser des produits de diverses natures. Au vu du contexte archéologique et de la typologie spécifique des céramiques, elles étaient potentiellement utilisées pour des rituels funéraires de libation », autrement dit des offrandes liquides, résume la chercheuse, qui prend soin de ne pas surinterpréter ses résultats.

Si à l’heure actuelle l’identification de la nature des produits laitiers en contexte archéologique ne peut pas être plus précise à cause du manque de spécificité des molécules retrouvées, Emmanuelle Casanova estime que les évolutions techniques dans le domaine de la chimie, particulièrement les innovations liées aux limites de détection des instruments, ont le potentiel pour lever ces interrogations d’ici quelques années. En attendant ces nouvelles avancées, la chercheuse porte aujourd’hui le projet AGROCHRONO, lauréat d’une bourse ERC Starting Grant en 2024. Dans le prolongement du projet VARGAH, celui-ci s’intéresse aux routes de diffusion de l’agropastoralisme entre l’Iran et le Pakistan aux périodes Néolithique et Chalcolithique. Le travail d’Emmanuelle Casanova et de son équipe devrait conduire à terme à des modèles de diffusion visant à mieux comprendre l'arrivée et le développement de l’agropastoralisme dans cette région.

L’importance des projets« frontières »

Médecins, anthropologues ou chimistes, Loïc Bertrand, Philippe Charlier et Emmanuelle Casanova partagent unemême passion pour l’interdisciplinarité dans le cadre de leurs recherches. Au-delà de leur application directe à l’Histoire et à l’archéologie, les techniques physico-chimiques que ces scientifiques développent au fil des années sont également utilisables dans des domaines beaucoup plus larges. Philippe Charlier précise : « Tous les protocoles que nous publions sont utilisables à très court terme en médecine légale ou en anthropologie médico-légale, par exemple pour mieux étudier les traces laissées sur une scène de crime ou de découverte de cadavre. Au lieu de travailler sur des cobayes, nos tests de développement se font sur des restes de Saints ou de rois de France ! »

Pour Emmanuelle Casanova, c’est par ailleurs « la combinaison d’expertise des personnes impliquées » qui rend chaque projet de recherche unique et « donne une vision plus globale et un meilleur niveau de connaissances que l’archéologie classique ». Loïc Bertrand, quant à lui, salue la richesse de la communauté dédiée à l’archéologie et à la chimie à l’Université Paris-Saclay et apprécie de travailler sur des « objets frontières » qui « s’appréhendent avec différents regards disciplinaires » et l’enrichissent grâce à « des collègues aux parcours très divers ».

Références :

 

 

 

Cet article est issu de L'Édition n°27.
L'intégralité du journal est à découvrir ici en version numérique et sur Calaméo.
Pour découvrir d'autres articles et sujets, abonnez-vous au journal L'Édition et recevez les prochains numéros : 

S'abonner