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Aline Lefebvre-Lepot : Modéliser et simuler les écoulements granulaires

Portrait de chercheur ou chercheuse Article publié le 24 janvier 2024 , mis à jour le 23 février 2024

Promue directrice de recherche CNRS en octobre 2023, la mathématicienne Aline Lefebvre-Lepot a dans la foulée rejoint la Fédération de mathématiques de CentraleSupélec. Sa spécialité ? Étudier des modèles mathématiques, leurs propriétés et développer des algorithmes pour la simulation des milieux granulaires et des suspensions visqueuses, afin de mieux comprendre leur comportement.

« Avez-vous déjà fait l’expérience de faire couler du riz dans un entonnoir et de constater que les grains se bloquent parfois ? C’est un des phénomènes que l’on souhaite expliquer grâce à des simulations numériques. Celles-ci sont basées sur le développement de modèles mathématiques de contact, mon cœur de métier », décrit Aline Lefebvre-Lepot. Au sein de la Fédération de mathématiques de CentraleSupélec, qui regroupe une trentaine de mathématiciennes et mathématiciens menant des recherches en prise directe avec les applications, la chercheuse, qui revendique depuis toujours de faire des mathématiques appliquées à la physique, s’épanouie particulièrement dans son nouvel environnement de recherche pluridisciplinaire.
 

Quand le grain bloque, les mathématiques sont là

Qu’ils soient secs ou immergés dans un fluide, comment limiter le blocage des grains lors de leur écoulement ?  À quelle vitesse s’écoulent-ils ? À quelles conditions se déforment-ils ? Peut-on mélanger ou séparer des grains de tailles ou de caractéristiques différentes ? Autant de questions qui se posent dans de multiples domaines d'application, de l’industriel qui fabrique des matériaux granulaires (tels que les pâtes formées de grains dans une matrice visqueuse), aux phénomènes environnementaux (comme l’érosion des dunes côtières ou l’écoulement des sédiments dans les lits des rivières), en passant par le stockage du blé dans les silos des agriculteurs.
 

Trouver le bon algorithme

Le phénomène physique n’est pas nouveau. Ce qui motive Aline Lefebvre-Lepot, c’est trouver les bonnes équations pour le décrire. « Beaucoup de questions demeurent depuis les théories d’Einstein. Nous comprenons le comportement des systèmes dilués ou semi-dilués (dans lesquels il y a peu de particules, suffisamment éloignées les unes des autres), mais pour les systèmes très denses, ces questions sont toujours d’actualité. » Peu importe où va tel grain de sable, on cherche à savoir comment le système s'écoule globalement au niveau macroscopique, en l’étudiant au niveau microscopique. « Pour mieux comprendre le lien micro-macro, nous effectuons des simulations de grands nombres de grains. La résolution à ce niveau étant particulièrement coûteuse, nous développons de nouveaux modèles mathématiques, qui contiennent la physique et mènent à des algorithmes efficaces. »
 

Des mathématiques à la physique : le code SCoPI

Si ces simulations font progresser la physique, l’étude mathématique des modèles et des algorithmes est indispensable pour s’assurer de leur efficacité et de leur précision. « Cela mène à de belles mathématiques », comme l’analyse convexe non lisse mise au point dans les années 70 par J.J. Moreau ou l’optimisation sous contrainte. En 2016, Aline Lefebvre-Lepot décrit le code SCoPI pour la simulation de matériaux granulaires. « L’écriture de ce code, ainsi que son développement depuis, n’auraient pu se faire sans l’aide de mes collaborateurs Sylvain Faure et Loïc Gouarin, ingénieurs de recherche spécialistes du calcul haute performance. »

Utilisé avec d’autres chercheurs et chercheuses du laboratoire Fluides, automatique et systèmes thermiques (FAST – Univ. Paris-Saclay, CNRS), SCoPi permet de reproduire une expérience et de mieux comprendre le comportement d’un matériau granulaire sec mis en mouvement par une bille tractée. « Nos modèles ne prennent pas toujours en compte toute la physique de l’expérience. Dès lors, l'idée est de dire que si nous observons des phénomènes, ils proviennent de ce que nous avons mis dedans. N’ayant pas modélisé la friction solide entre les grains, nous avons appris que les comportements observés n’étaient pas dus à celle-ci. »
 

Enrichir modèles et algorithmes

Au cours de sa thèse, dirigée par Bertrand Maury, du Laboratoire de mathématiques d’Orsay (LMO – Univ. Paris-Saclay, CNRS), Aline Lefebvre-Lepot met également au point le modèle de contact visqueux. « Il permet de prendre en compte le phénomène de lubrification, c’est-à-dire les effets du fluide entre les particules quand elles sont proches du contact, en le modélisant comme un contact collant. » Lors d’une collaboration avec l'Institut de physique du globe de Paris, l’algorithme est à nouveau étendu afin de prendre en compte la friction solide entre les particules. Toutes ces méthodes étant écrites dans un même cadre mathématique, elles sont intégrées dans le code SCoPI, afin de prendre en compte, dans les simulations, les différents phénomènes physiques.

Alors que ces modèles de contact et algorithmes fonctionnent très bien pour les milieux granulaires secs comme pour les suspensions lorsque les particules sont au contact ou très proches, la question de la résolution du fluide entre les particules se pose en plus dans le cas des suspensions. En 2021, la mathématicienne parvient, avec sa collaboratrice Flore Nabet, à développer une méthode numérique pour capter le comportement du fluide entre ces particules quand elles sont proches les unes des autres mais assez loin du contact.

Aujourd’hui, les recherches d’Aline Lefebvre-Lepot, menées en collaboration avec Luiz Faria, s’orientent vers des particules déformables. « Celles-ci sont constituées d’une membrane emprisonnant un fluide visqueux, elle-même immergée dans un fluide. Les applications sont du côté des micro-nageurs (lorsque de telles entités, de taille microscopique, se déforment pour nager) ou de ce que l’on appelle la microfluidique (quand ces vésicules sont transportées dans des micro-canaux). » L’interdisciplinarité est un caractère fondamental des travaux de recherche d’Aline Lefebvre-Lepot, récompensés par le prix Blaise Pascal de l'Académie des sciences en 2022.
 

L’enseignement comme moyen de communication

Aline Lefebvre-Lepot est également profondément attachée à l’enseignement. « En terminale, puis en classes préparatoires à Lille, j’aspirais déjà à devenir professeur pour enseigner les maths. Plus tard, pendant ma thèse, j’ai été monitrice puis attachée temporaire d'enseignement et de recherche (ATER) à l’Université Paris-Saclay. Aujourd’hui, j’enseigne toujours à l’École polytechnique et bientôt à CentraleSupélec. » L’enseignement est un moyen de « faire le point » sur ses recherches et lui offre l’opportunité de communiquer aux jeunes générations l’envie de faire carrière en mathématiques. « Fille ou garçon, il faut faire ce que l’on aime et croire en soi. Il est important que les corps enseignant et de recherche encouragent et soutiennent les étudiantes et étudiants motivés. »

Le parcours d’Aline Lefebvre-Lepot fait lui-même état de précieux soutiens. « Dès la classe de terminale, j’ai eu un professeur de mathématiques extraordinaire. En classes préparatoires, c’est encore mon professeur de maths qui m’a orientée vers le magistère de mathématiques de la Faculté de sciences d’Orsay. » Une fois le magistère en poche, elle intègre l’ENS Paris-Saclay par la voie du troisième concours (2002-2004). Elle obtient l’agrégation en 2003, avant d’effectuer son master 2, puis sa thèse, au Laboratoire de mathématiques d’Orsay, et d’être recrutée en tant que chargée de recherche au CNRS.

« J'aime faire des mathématiques, particulièrement lorsqu’elles s’appliquent à d'autres disciplines. Il n’y a rien de plus satisfaisant que de se servir des modèles et des codes que l’on a développés. Et lorsqu’ils sont transmis à d’autres chercheurs qui les utilisent pour créer de la connaissance à leur tour, c'est que j’ai réussi mon travail ! », conclut Aline Lefebvre-Lepot.

 

Aline Lefebvre-Lepot (c)Christophe Peus