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Bertrand Maury : mathématiser le réel

Portrait de chercheur ou chercheuse Article publié le 01 septembre 2022 , mis à jour le 09 septembre 2022

Bertrand Maury est enseignant-chercheur au Laboratoire de mathématiques d’Orsay (LMO – Univ. Paris-Saclay, CNRS) et professeur de mathématiques associé à l’ENS – PSL depuis huit ans. Spécialisé en modélisation mathématique et numérique de phénomènes complexes, Bertrand Maury aboutit à des applications très concrètes qui vont des écoulements de particules aux mouvements de foule. Il est lauréat de la médaille d’argent 2022 du CNRS.

Avant d’être diplômé de l’école Polytechnique en 1988 et de s’engager dans une thèse, Bertrand Maury n’a jamais envisagé de devenir chercheur. Attiré par les mathématiques abstraites, le sujet de sa thèse CIFRE sur le formage du verre plat effectuée chez Saint-Gobain relève plutôt de la mécanique des fluides. Après l’avoir soutenue en 1995, il décide de s’écarter d’un chemin tout tracé chez l’industriel pour se tourner vers la recherche académique, désireux d’approfondir son sujet. Le chercheur part deux ans en post-doctorat à l’Université de Houston, au Texas, où il réalise des outils de simulation numérique des écoulements de fluides et de grains.

De retour en France, il est recruté comme maître de conférences à l’Université Pierre et Marie Curie au Laboratoire Jacques-Louis Lions (LJLL), un des plus prestigieux de l’hexagone en mathématiques appliquées. L’enseignement de la mécanique des fluides à ses étudiantes et étudiants lui donne curieusement l’envie de retourner à des mathématiques plus théoriques. « Je n’aurais pas du tout eu la même activité de chercheur si je n’avais pas enseigné », affirme Bertrand Maury. Il obtient son habilitation à diriger des recherches en 2002 et le Laboratoire de mathématiques d’Orsay (LMO) le recrute un an plus tard en tant que professeur.

 

Abstraction et réalité

Au départ, le mathématicien s’investit dans des mathématiques dites « de service » à d’autres sciences : il s’agit de réaliser des calculs de solutions approchées d’équations et de créer des outils informatiques capables de résoudre les équations. Puis, peu à peu, il s’oriente vers la modélisation elle-même pour en faire le cœur de son activité. « La modélisation consiste à mathématiser le réel. Je pose des équations avant de les analyser et de concevoir des méthodes numériques pour les résoudre, explique l’enseignant-chercheur. À partir de là, je tente d’accéder à une meilleure compréhension des phénomènes avec un retour vers la réalité et une remise en question des équations de départ. Le travail produit par les mathématiciens abstraits résonne avec la réalité mais n’aboutit pas tout à fait à la même chose : cet écart ouvre des problématiques nouvelles. »

 

Le poumon, ce bel objet mathématique

Les applications possibles sont aussi diverses qu’inattendues. Bertrand Maury modélise ainsi le poumon humain à travers des simulations des équations des écoulements fluides dans la partie supérieure de l’arbre bronchique. « Suite à la suggestion d’un collègue théoricien, nous avons extrapolé le poumon réel pour élaborer un objet idéalisé, doté d’un nombre de générations infini : la pureté de ce nouvel objet le rend accessible au déploiement de mathématiques abstraites, ce que le poumon réel, dans sa finitude et son caractère variable, permet moins. » On parle désormais de la « Maury Matrix » et ces travaux sont récompensés en 2008 par le prix Blaise Pascal de l’Académie des sciences.

 

Des grains et des hommes

Bertrand Maury a l’idée d’une analogie lorsqu’il travaille sur une problématique de grains rigides baignés dans un fluide. « Lancé en forme de boutade au départ, notre modèle mathématique (publié en 2010 et baptisé Maury-Venel, des noms de l’enseignant-chercheur et de sa doctorante) s’est révélé fécond et pertinent pour modéliser des situations très fortement congestionnées. Il rentre dans le cadre d’une théorie développée dans les années 1970, baptisée "processus de raffle". » Une version macroscopique de ce modèle, facile à écrire mais diabolique à étudier, obsède pendant des années le mathématicien, jusqu’à une discussion avec un collègue, Filippo Santambrogio. Celui-ci identifie dans le problème une structure dite de « flot de gradient » dans l’espace dit de Wasserstein : « la foule dans son ensemble peut être vue comme un point unique dans un espace de dimension infinie, qui glisse suivant la ligne de plus grande pente d’une certaine fonction, qui est ici l’insatisfaction globale de la foule ». 

Depuis, la moitié de ses recherches porte sur ce nouveau modèle de mouvement de foule, à la fois d’un point de vue théorique et dans une optique applicative qui se fait de plus en plus vers les sciences sociales. « Certaines lois physiques considérées "immuables" s’y trouvent invalidées, contrairement à la modélisation de phénomènes de mécanique "traditionnelle" », explique le mathématicien. De fait, un grain plongé dans un fluide n’équivaut pas en mathématiques à une personne dans une foule. « Les modèles peuvent paraître identiques excepté que nos nouveaux "grains" sont animés de capacités cognitives et de pouvoir décisionnel, ce qui remet en question la loi de l’action et de la réaction. Et les matrices d’interaction qui interviennent perdent leur caractère symétrique. Le spectre n’est alors plus réel et cela induit des comportements très différents des systèmes mécaniques. »

L’enseignant-chercheur travaille aujourd’hui sur la sécurité des grands rassemblements. « Une thèse financée par le laboratoire central de la préfecture de Police (LCPP) vise à modéliser les mouvements des spectateurs aux abords de la Seine lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques 2024. »

 

Mathématiques et entreprise

En 2011, alors membre junior de l’Institut universitaire de France, Bertrand Maury profite de cette occasion pour être à l’initiative des Semaines d’études mathématiques et entreprises. Elles sont montées dans le cadre du Groupement de recherche (GdR) Mathématiques et entreprises qu’il a fondé peu de temps auparavant. Ce GdR devient deux ans plus tard le Labex AMIES (Agence pour les mathématiques en interaction avec l’entreprise et la société). « L’objectif était de structurer la communauté des mathématiciens et mathématiciennes autour de thématiques propres aux entreprises. » À ce jour, une trentaine d’éditions de ces Semaines ont eu lieu en France. 

En 2016, le mathématicien et son collègue Sylvain Faure créent aussi Signactif, une start up récemment rachetée par Eurecam. « Au départ, nous avons conçu de la signalétique dynamique et "intelligente" pour réguler, en temps réel et à l’aide de panneaux LED, la fluidité des foules dans les salons d’exposition. » Ils ont ainsi collaboré avec plus de cinquante partenaires, y compris à l‘étranger.

 

Suivre sa voie

Si Bertrand Maury consacre un quart de son temps aux relations entre entreprises et chercheurs/chercheuses, il dédie les trois autres à la recherche et à l’enseignement. « Ces deux activités sont très liées, affirme Bertrand Maury. J’alimente mes cours avec mes nouvelles recherches et vice-versa. Par exemple, je poursuis une recherche sur la propagation de l’opinion sur les réseaux sociaux suite à l’évocation de ce sujet avec mes étudiantes et étudiants. » L’enseignant-chercheur vient d’obtenir la médaille d’argent 2022 du CNRS, avec un plaisir teinté d’étonnement. « Sans doute m’a-t-elle été attribuée pour valoriser une manière spécifique de travailler : ne pas hésiter à prendre du temps pour aller vers les autres thématiques, établir des ponts entre les disciplines, accepter d’échouer et de ne parfois pas publier. »

Si le mathématicien a toujours suivi son intuition et ses envies, savourant sa liberté d’enseignant et de chercheur, il conseille plutôt à ses étudiantes et étudiantes de trouver leur spécialité assez tôt, pour ensuite mieux « faire les choses par passion et s’ouvrir au-delà de la recherche académique ».

 

Bertrand Maury