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Un Atlantique d’échanges culturels

Recherche Article publié le 09 mars 2021 , mis à jour le 09 mars 2021

(Article issu de l'Edition n°15 - février 2021)

Au coeur des projets Transatlantic Cultures et Américanisation par les arts, l’analyse des circulations culturelles entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques offre un regard nouveau sur la mondialisation. 

« Le monde d’hier était féru de différences, celui de demain tend à l’unification. La tâche de notre temps est d’apprendre que l’unité du genre humain réside dans sa diversité. […] La diversité n’est pas entre les cultures, mais inhérente à l’idée même de culture, et donc constitutive des cultures », écrivait Philippe Ratte, membre de l’Unesco, en préambule au Festival international de la diversité culturelle de 2010 porté par l’organisation. Unité d’analyse en soi, l’espace atlantique constitue un cadre spatial de choix pour appréhender l’histoire de ces échanges culturels, sources de diversité culturelle. Porté par le Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (CHCSC – Université Paris-Saclay, UVSQ), en collaboration avec l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL) de l’université Sorbonne Nouvelle, le département d’histoire et l’École de communication et des arts de l’université de Saõ Paolo (Brésil), le projet Transatlantic Cultures (TRACS) entend justement analyser la manière dont les œuvres intellectuelles, littéraires et artistiques ont circulé entre l'Europe, l'Afrique et les Amériques, de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, et la façon dont elles ont contribué au processus de globalisation dans ses dimensions culturelles, mais aussi économiques, sociales et politiques. 

L’apport des humanités numériques pour une histoire culturelle connectée 

TRACS réunit pour cela une équipe internationale de spécialistes en humanités, sciences sociales, arts et littérature. Courant 2021, elle mettra en ligne une plateforme numérique d’histoire culturelle transatlantique. Interactive, en libre accès et éditée dans les quatre principales langues en usage dans l’espace atlantique – l’anglais, le français, l’espagnol et le portugais –, cette plateforme recensera articles et essais consacrés aux relations, savoirs, pratiques et objets culturels nés des échanges transatlantiques. Tous les grands domaines d’études culturelles y sont présentés : arts de la scène, arts visuels, cinéma, édition, éducation, littérature, musique, religion, sport... « Pour autant, le but n’est pas de dresser un panorama exhaustif de tous les échanges culturels au sein de l’espace atlantique sur la période étudiée, mais de proposer une réflexion critique sur les circulations transatlantiques et la manière dont ces échanges ont contribué à façonner des identités culturelles », signale Anaïs Fléchet, chercheuse au CHCSC et porteuse du projet TRACS. Comme le football, né en Angleterre à la fin XIXe siècle, qui se diffuse en Europe, traverse l’Atlantique et devient une composante identitaire de plusieurs pays latino-américains. « Ces échanges aboutissent parfois à la création de frontières politiques, linguistiques ou symboliques, qui établissent ou renouvellent de grandes aires culturelles, continue Anaïs Fléchet. L’espace atlantique a été un laboratoire de la mondialisation culturelle telle qu’on la connaît aujourd’hui. » 

À son lancement en 2015, TRACS bénéficie d’un financement de l’Institut des Amériques et du Fonds France-Berkeley. Puis en 2016, l’Agence nationale de la recherche (ANR) lui accorde pour quatre ans un programme de recherche collaborative entre entités publiques dans un contexte international (PRCI), cofinancé par un partenaire étranger, à savoir la Fondation de recherche de São Paulo (FAPESP). La MSH Paris-Saclay lui octroie également un financement Maturation, et l’IDEX Paris-Saclay une chaire d’Alembert pour accueillir au CHCSC le chercheur Moustafa Sall, de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal), et engager ainsi des collaborations avec des partenaires africains. 

Une nouvelle historiographie de l’américanisation

Dans le prolongement de TRACS, le projet Américanisation par les arts, porté par Anaïs Fléchet, Martin Guerpin du laboratoire Synergies langues arts musique (SLAM – Université Paris-Saclay, Université d’Évry), Philippe Gumplowicz du département Arts et musiques de l’Université d’Évry et Jean- Claude Yon de l’Institut d’études culturelles et internationales (IECI – Université Paris- Saclay, UVSQ), interroge plus spécifiquement les processus d’américanisation par le biais des transferts culturels entre les États-Unis et l’Europe, de la seconde moitié du XIXe siècle à aujourd’hui. « On cherche à renouveler l’historiographie de l’américanisation, qui a été beaucoup abordée d’un point de vue militaire, économique, politique ou culturel au sens large, mais très peu par les arts », explique Martin Guerpin. Financé par la MSH Paris-Saclay dans le cadre d’un programme Maturation (2019-2020), il s’inscrit dans la continuité du projet Musique et sorties de guerres, qui avait déjà bénéficié d’un financement de la MSH Paris-Saclay (Émergence 2017-2018). « C’est en étudiant ces périodes de sortie de conflits et différentes aires géopolitiques – de la guerre franco-prussienne de 1870 au génocide du Rwanda –, et le rôle de la musique dans le maintien d’une hostilité vis-à-vis de l’ancien ennemi ou d’apaisement des tensions, qu’on s’est rendu compte de l’impact très important des États-Unis en Europe après les deux guerres mondiales – plus que pour tous les autres conflits », continue le musicologue. 

Ouvert désormais à tous les arts, le projet Américanisation réunit un collectif franco-américain d’historiens culturels, de musicologues, d’historiens du cinéma, de spécialistes de la bande dessinée, des arts visuels, du design, de la photographie et de la littérature. En novembre 2020 a lieu le premier d’une série de cinq séminaires en ligne consacrés au projet. En mars 2021, le collectif se réunira lors d’un atelier exploratoire au Royal Northern College of Music de Manchester, et en décembre 2021, une journée d’étude se déroulera à l’Université de Princeton sur la thématique de la musique populaire. « L’idée est par-là d’impliquer davantage les spécialistes des "French studies", ce domaine d’étude qui s’est particulièrement développé en Angleterre et aux États-Unis, et qui porte sur la culture française », commente Martin Guerpin. Un colloque final, programmé à l’automne 2022 au Centre Pompidou à Paris, viendra clore le projet avec un spectacle de musique. « À partir de manuscrits retrouvés et réarrangés, on y donnera une orchestration d’un ballet américain de Cole Porter, présenté à Paris en 1923 et dont les partitions originales ont été perdues. Cela donnera au public un exemple d’américanisation d’une œuvre », souligne Martin Guerpin. Un ouvrage collectif est également attendu à l’issue du projet. 

Acteurs, points de contact et périodes marquantes

De façon générale, Transatlantic Cultures s’intéresse aux acteurs de l’histoire culturelle transatlantique – éditeurs, diplomates ou cinéastes, comme Chris Marker parti filmer en Afrique et en Amérique latine –, qui ont soit œuvré aux échanges culturels, soit été des passeurs entre les deux rivages de l’Atlantique. Le projet aborde également les zones de contact, les lieux où se tissent les sociabilités culturelles, comme les villes portuaires, les capitales culturelles, les grandes expositions universelles de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, ou les grands festivals internationaux plus récents. « On s’intéresse aussi aux supports matériels qui ont contribué aux échanges – livres, revues, pièces de théâtre – et à la façon dont ils ont circulé – par avion, par bateau. Il y a une temporalité des circulations qui n’est pas la même selon les époques. L’histoire des échanges culturels est aussi une histoire des techniques », commente Anaïs Fléchet. 

Quatre grandes périodes se démarquent. La première, qui va du début du XIXe siècle aux années 1850, correspond aux grandes révolutions atlantiques et à l’expansion coloniale en Afrique. « Elle se traduit par une grande circulation des idées, notamment parmi les élites atlantiques. » Avec l’arrivée de la navigation à vapeur et du paquebot dans la seconde partie du XIXe siècle, les connexions entre les pays s’accélèrent et se font plus régulières. Cela modifie l’économie des échanges. C’est la période d’un « Atlantique de vapeur ». Au début du XXe siècle, les flux deviennent de plus en plus importants, mais des interruptions se font lors de la Première et de la Seconde Guerre mondiale. « Les personnes et les produits circulent moins facilement pendant les conflits, les transports sont limités et les États censurent les productions culturelles des pays ennemis, comme le jazz dans l’Europe nazie. Mais cette censure n’est jamais complètement étanche et les conflits engendrent aussi de nouvelles circulations, liées au mouvement des armées ou à l’exil de populations. » Les périodes de sorties de guerre coïncident avec une reprise des échanges, qui sont assez intenses dans les années 1920, de même qu’après 1945. C’est alors la période de la consolidation des cultures de masse, avec le développement du cinéma, de la radio et des spectacles vivants. À partir des années 1960-70 se profile la dernière période, celle de la globalisation de l’espace atlantique. « Il devient un espace parmi d’autres dans une globalisation de la culture beaucoup plus large, qui va aujourd’hui jusqu’à l’Asie », commente Anaïs Fléchet. 

Quand la musique se fait entendre

Martin Guerpin complète : « Le phénomène d’américanisation par les arts commence dès la fin du XIXe siècle, avec l’exposition universelle de Chicago en 1893 et les premiers spectacles "américains" donnés à Paris durant la Belle Époque. Les temporalités de l’américanisation sont toutefois différentes en fonction des arts. » Pour les arts plastiques, Paris reste un pôle d’émission artistique important dans la première moitié du XXe siècle. Les choses basculent dans les années 1950-60 avec l’avènement du Pop Art. Alors que la littérature reste longtemps épargnée – on constate un intérêt plutôt récent pour la littérature américaine –, le phénomène atteint davantage la musique et le cinéma, grâce à un développement médiatique nouveau après la Seconde Guerre mondiale. « Arrivé en Europe dans les années 1920, le jazz intéresse beaucoup de critiques, d’écrivains et de compositeurs, qui identifient en lui la nouvelle modernité en musique et se le réapproprient, signale Martin Guerpin. Par exemple, Darius Milhaud intègre des éléments rythmiques et des formules mélodiques venant du jazz et du blues dans un morceau de fugue de son ballet “La création du monde”. » Malgré certaines résistances, qui y voient une menace pour la tradition française d’opérette, le jazz fait fureur en France, et dans les années 50-60, il fait son apparition sur de grandes chaînes de radio nationales. Avant de laisser sa place au rock et au « yéyé ». « Depuis les années 2000, on redécouvre en France la musique classique et l’opérette américaines, ou le music-hall, suite à l’essoufflement de l’avant-garde européenne et aux échanges universitaires notamment », complète Martin Guerpin. 

Parfois, les influences sont réciproques, et américanisation et européanisation se confondent. Pour exemple, la musique hollywoodienne, qui s’est en partie construite grâce aux partitions de compositeurs français de la Nouvelle Vague – Georges Delerue, Maurice Jarre ou Michel Legrand en tête. Mais déjà avant eux, des compositeurs juifs d’Europe centrale et orientale – allemands, autrichiens, hongrois et ukrainiens – exilés aux États-Unis après leur fuite du nazisme dans les années 1930, impulsent à Hollywood une nouvelle esthétique cinématographique. Embauchés par les studios, ils contribuent à créer le « symphonisme hollywoodien », ce son si caractéristique des productions cinématographiques de l’époque. 

Les interpénétrations sont donc fortes dans l’espace atlantique, et s’incarnent à la fois dans les pratiques culturelles, sportives ou culinaires. « Les circulations sont parfois liées à l’histoire des grandes migrations de populations, qui font voyager les cultures. C’est comme cela que l’art de la pizza s’est installé dans certains quartiers de New York, de Boston ou de Buenos Aires, avec l’arrivée d’émigrés italiens à la fin du XIXe siècle », souligne Anaïs Fléchet. Ces circulations donnent aussi lieu à des formes de triangulation. « Par exemple au début du XXe siècle, les musiques latines rencontrent un grand succès à Paris. La ville joue le rôle de capitale culturelle de l’espace atlantique et attire les musiciens latino-américains – argentins, brésiliens ou même new-yorkais. Le tango y gagne ses lettres de noblesse avant la Première Guerre mondiale. Et c’est à Paris que les musiciens brésiliens s’initient au jazz au lendemain du conflit. » 

La culture comme agent de promotion

Les deux projets abordent également les diplomaties culturelles ou « soft power », c’est-à-dire la façon dont les États, notamment à partir du XXe siècle, mettent en place des structures pour promouvoir leur propre culture. La France est d’ailleurs pionnière dans le domaine. « Très tôt, les responsables politiques français ont ressenti une “hantise du déclin”, qui les a poussés à développer une diplomatie culturelle originale. Car si la France était devancée économiquement par ses concurrents – le Royaume-Uni, l’Allemagne et les États- Unis –, elle pouvait continuer à revendiquer un leadership sur le plan culturel. Et l’État français a été le premier à mettre en place des structures spécifiques pour développer son action culturelle à l’étranger, comme l’Association française d’action artistique en 1920, devenue depuis l’Institut français », rapporte Anaïs Fléchet. La diffusion du cinéma américain en France fait également l’objet de contrôles et d’accord interétatiques, comme ceux de Blum-Byrnes signés en 1946, par lesquels les États-Unis s’engagent à verser une importante aide financière à la France en échange de conditions favorables à la distribution de films américains. 

Après la Seconde Guerre mondiale et dans un contexte de guerre froide, toutes les grandes puissances s’engagent sur la voie du soft power. « Comme il s’agit d’un conflit idéologique, chaque camp essaye de démontrer sa supériorité à l’autre, et cela passe aussi par la culture. Les ministères des Affaires Étrangères financent des tournées de musiciens ou de ballets, pour faire avancer les intérêts géopolitiques ou économiques d’un pays. » Mais le soft power ne concerne pas que les grandes puissances. Les pays d’Amérique latine, comme le Chili, l’Argentine ou le Brésil, s’y adonnent également. « Le footballeur brésilien Pelé a par exemple réalisé des tournées financées par la diplomatie brésilienne pour promouvoir le pays à l’international. » 

Si parfois les États stimulent ou répriment les échanges culturels, ces interventions ne doivent pas conduire à minimiser le rôle joué par les industries culturelles. « Ce sont des directeurs de dancing qui organisent les premières tournées de musiciens de jazz en France, car c’est alors ce sur quoi dansent les jeunes », confie Martin Guerpin. « L’histoire culturelle se lit aussi à travers la conquête des marchés », renchérit Anaïs Fléchet. Pour preuve, des pans entiers du marché de l’édition, très internationalisé, sont aujourd’hui contrôlés par des grandes entreprises, et le cinéma est dominé par des distributeurs et des exploitants privés. 

L’histoire des échanges culturels est loin d’être terminée. Mais avec la montée en puissance de l’Asie du Sud-Est, le monde est aujourd’hui davantage multipolaire, et la sinisation du monde économique redistribue les cartes. « Pour autant, on ne voit toujours pas émerger de phénomène équivalent à l’américanisation avec des produits culturels ou des genres artistiques chinois. Paradoxalement, alors qu’elle dispose d’une tradition musicale ou littéraire très riche et ancienne, la Chine ne mise pas encore là-dessus. Seul l’avenir nous dira si cela va changer », augure Martin Guerpin.

https://transatlantic-cultures.org/

https://tracs.hypotheses.org/