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Thierry Naas : En guerre contre l’antibiorésistance

Portrait de chercheur ou chercheuse Article publié le 16 février 2023 , mis à jour le 23 février 2023

Thierry Naas est maître de conférences à l'Université Paris-Saclay et praticien hospitalier à l'hôpital Bicêtre. Au sein du laboratoire Immunologie des maladies virales, auto-immunes, hématologiques et bactériennes (IMVA-HB – Univ. Paris-Saclay, Inserm, CEA), il lutte pour endiguer la propagation de résistances aux antibiotiques chez les bactéries du tube digestif de l’être humain. Ces résistances compromettent les traitements des infections bactériennes chez les patients et patients hospitalisés, souvent les plus fragiles.

L’être humain entretient une relation compliquée avec les bactéries présentes dans ses intestins, dont la plus célèbre : Escherichia coli (E. coli). « E. coli est à la fois notre meilleure amie et notre pire ennemie. Nous vivons en symbiose avec elle, mais uniquement lorsque nous sommes en bonne santé. Au moindre affaiblissement de notre système immunitaire, E. coli en profite pour s'infiltrer dans des endroits où elle n'est pas la bienvenue et provoque une infection opportuniste », expose Thierry Naas, directeur de l'équipe Résistances émergentes aux antibiotiques (RESIST) au sein du laboratoire Immunologie des maladies virales, auto-immunes, hématologiques et bactériennes (l'IMVA-HB – Univ. Paris-Saclay, Inserm, CEA).

La prise d'antibiotiques tue généralement ces bactéries hors de contrôle. Mais ces médicaments perdent parfois leur efficacité. À la suite de mutations opérées aléatoirement dans son ADN ou par acquisition de matériel génétique provenant d’une autre bactérie, une bactérie peut devenir résistante à un antibiotique. Cette antibiorésistance peut ensuite se transmettre d’une bactérie à l’autre du fait de leur capacité à s’échanger des fragments d’ADN par l’intervention d’éléments génétiques mobiles. « Comment ces éléments mobiles bougent-ils ? Quels sont les facteurs qui augmentent ou baissent la fréquence de transmission et d’intégration dans le génome ? Quelles sont les conséquences pour les bactéries ? », s’interroge Thierry Naas, dont les recherches se focalisent sur la mobilité de l'ADN. 

 

Comprendre l'antibiorésistance par le biais de l'ADN mobile

Dès le début de ses études supérieures, Thierry Naas porte un très vif intérêt à la santé et à l'infectiologie. Après deux années à l'université Louis Pasteur (Strasbourg), il intègre l'École supérieure de biotechnologie de Strasbourg (ESBS). « J'ai alors eu la chance d'effectuer mon stage de fin d’étude dans le département VIH de l'entreprise pharmaceutique Roche à Bâle (Suisse). » Le jeune homme y découvre le processus d'élaboration de nouveaux médicaments contre le virus du SIDA, en travaillant sur les protéines virales et leurs inhibiteurs. 

Son diplôme d’ingénieur, ainsi que son DEA (diplôme d’études approfondies, l’équivalent d’un master 2 recherche aujourd’hui) en poche, il décide de continuer dans la recherche universitaire. « J'ai été attiré par la liberté intellectuelle qu’offre le milieu académique », confie Thierry Naas. Il réalise une thèse portant sur des éléments mobiles appelés séquences d’insertion à l’Université de Bâle, dans le laboratoire de Werner Arber, lauréat du prix Nobel de médecine en 1978 pour la découverte des enzymes de restriction. « C'était une chance inouïe. J'ai beaucoup appris en travaillant avec lui sur la génétique bactérienne et le formidable potentiel d’adaptation et de mutation d’E. coli. » En parallèle, il travaille avec Patrice Nordmann sur la caractérisation des premiers gènes de résistance aux antibiotiques carbapénèmes.

Le chercheur effectue ensuite un post-doctorat à l'Université de Pennsylvanie (États-Unis) dans le laboratoire de Haig Kazazian et travaille sur d'autres éléments mobiles, cette fois-ci présents chez les mammifères : les rétrotransposons LINES (Long interspersed nuclear elements). En 1997, il a été recruté en tant que maître de conférences des universités-praticien hospitalier (MCU-PH) à la Faculté de médecine de l’Université Paris-Sud (aujourd’hui Université Paris-Saclay) pour continuer ses travaux sur les mécanismes émergents de la résistance aux antibiotiques.

 

Les bactéries font de la résistance

Dans le viseur de Thierry Naas, se trouvent les bactéries présentes dans le tube digestif de l’être humain, aussi appelées entérobactéries. Inoffensives au quotidien, elles se révèlent mortelles chez des personnes hospitalisées et dont le système immunitaire est affaibli, comme les receveurs ou receveuses de greffe, les personnes sous chimiothérapie anticancéreuse ou celles en réanimation. Les antibiotiques restent alors leur seul remède pour lutter contre une infection bactérienne.

À l'hôpital Bicêtre, Thierry Naas codirige le Centre national de référence (CNR) Résistances aux antibiotiques pour les carbapénèmases, où il se bat pour préserver l'efficacité des antibiotiques tels que les carbapénèmes utilisés en dernier recours pour traiter des infections sévères à bactéries à Gram négatif. Ceux-ci agissent contre les bactéries multirésistantes sur lesquelles les antibiotiques classiques n'ont plus aucun effet. Malheureusement, l’émergence de nouvelles résistances met en danger ces super-antibiotiques. « Certaines bactéries peuvent désormais produire des enzymes, appelées carbapénèmases, qui dégradent les antibiotiques carbapénèmes. En plus de résister au traitement, ces bactéries se propagent très vite. » Si aucun moyen de lutte contre leur diffusion en milieu hospitalier n'est mis en place, elles provoquent en quelques jours une épidémie hospitalière. 

 

L'hôpital contre-attaque : chercher et isoler

Bien que l’on constate une augmentation récente, peu d'entérobactéries possèdent aujourd’hui ces enzymes en France. Mais la prévalence est beaucoup plus forte dans d'autres pays. « Une personne rapatriée ou qui a récemment voyagé à l'étranger peut introduire une bactérie résistante aux antibiotiques carbapénèmes dans un hôpital français. Il a donc fallu développer des tests rapides et efficaces destinés aux personnes hospitalisées revenant d'un pays à risque. » En collaboration avec le CEA, l'équipe de Thierry Naas a développé des tests immuno-chromatographiques, tels que le NG-Test CARBA 5 commercialisé par l’entreprise NG Biotech, devenu le test de référence de la détection des carbapénèmases dans plus de 70 pays. Dans les hôpitaux français, dès qu'une résistance aux carbapénèmes est identifiée, la Haute autorité de santé (HAS) préconise l’isolement immédiat de la personne infectée ou colonisée, la mise en place de personnels dédiés, voire même de réunir tous ces patientes et patients dans une unité de soins dédiée, afin d’éviter la dissémination à l'intérieur de l'hôpital. « Grâce aux efforts réalisés, les hôpitaux français sont à l'image d'un village d'irréductibles Gaulois. Moins de 1 % des souches d’entérobactéries y sont résistantes aux antibiotiques carbapénèmes, contre 30 à 70 % chez certains de nos voisins européens. »

 

Multitâche et multifacette

Rare scientifique à occuper un poste de MCU-PH, Thierry Naas partage son temps entre travail à l'hôpital, enseignement à l'Université Paris-Saclay et recherche académique dans son laboratoire. Au sein de l’unité IMVA-HB, il dirige l'équipe RESIST, hébergée dans les nouveaux locaux de la Faculté de médecine Paris-Saclay au Kremlin-Bicêtre.  « Chacun des aspects de mon métier exige beaucoup de temps et d'attention. Cette multidisciplinarité n'a pourtant pas de prix, car les thématiques de recherche explorées au laboratoire proviennent d’observations cliniques réalisées en amont sur nos propres patientes et patients. » Une organisation à la base d’un cercle vertueux : grâce à son implantation à l'hôpital, l'équipe développe des études cliniques, puis améliore la prise en charge hospitalière. « Par exemple, nous espérons, grâce à un nouveau test immuno-chromatographique, bientôt détecter une résistance en seulement quinze minutes directement à partir des échantillons cliniques, contre deux jours actuellement. »

 

Le futur des antibiotiques

L'équipe RESIST mène également des recherches fondamentales sur la relation entre structure et activité des enzymes bactériennes capables d’inactiver les antibiotiques, et des analyses épidémiologiques pour comprendre la diffusion de la résistance aux carbapénèmes à l'échelle d’une région, de la France, voire de la planète. Grâce à une collaboration avec l’Institut de chimie des substances naturelles (ICSN – Univ. Paris-Saclay, CNRS), l'Institut de chimie moléculaire et des matériaux d'Orsay (ICMMO – Univ. Paris-Saclay, CNRS) et le CEA, l’équipe développe des inhibiteurs d'enzymes, qui déstabilisent l’offensive des bactéries. « Nous ne sommes pas encore en train de vivre la fin des antibiotiques, mais la situation est préoccupante. Nous comptons sur la recherche publique pour innover et trouver de nouvelles parades contre les bactéries multirésistantes, et sur le monde médical pour appliquer les moyens de lutte contre ces bactéries et les bonnes pratiques d’utilisation des antibiotiques, afin de préserver ces médicaments le plus longtemps possible. »

 

Thierry Naas (c)Christophe Peus