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Thierry Bodineau : De la cohérence dans l’aléatoire

Portrait de chercheur ou chercheuse Article publié le 17 mars 2023 , mis à jour le 24 mars 2023

Thierry Bodineau est directeur de recherche CNRS au Laboratoire Alexander Grothendieck (LAG – Univ. Paris-Saclay, CNRS, IHES) et spécialiste des probabilités. Ses travaux portent sur des problèmes liés à la mécanique statistique, à l’intersection des mathématiques et de la physique.

Thierry Bodineau opte très tôt pour les probabilités, qui lui permettent de maintenir des connexions entre ses deux disciplines de prédilection, les mathématiques et la physique. Après des études à l’ENS Ulm, il soutient une thèse à l’Université Paris-Diderot (aujourd’hui Université Paris Cité) en 1997 sur le modèle d’Ising dans un environnement désordonné. Il entre au CNRS juste après, en tant que chargé de recherche. Il passe son habilitation à diriger des recherches (HDR) en 2005 et revient deux ans plus tard à l’ENS Ulm en tant que directeur de recherche CNRS. Entre 2008 et 2009, il part une année aux États-Unis, à Rutgers, dans le New Jersey, puis à l’Institute for Advanced Study. En 2014, Thierry Bodineau rejoint le Centre de mathématiques appliquées de l’École polytechnique (CMAP). Il occupe le poste de directeur-adjoint de l’École doctorale Jacques Hadamard avant de devenir directeur du CMAP en 2020. En septembre 2022, il rejoint l’Institut des hautes études scientifiques (IHES), le « temple des mathématiques et de la physique ».

 

De l’aléatoire à l’immuable

« Mon cœur de métier consiste à mettre en équations le passage du niveau microscopique, où les atomes ont un comportement presque aléatoire, au niveau macroscopique, régi par les lois immuables de la physique, décrit le chercheur. On a tous en tête l’exemple de l’eau qui bout ou gèle toujours à la même température. Dans un gaz, les atomes interagissent entre eux localement, de façon presque chaotique et l’analyse précise de leurs trajectoires serait d’une complexité infinie. Mais si on regarde leur comportement moyen, le gaz se décrit alors simplement à l’aide de quelques paramètres comme la température ou la pression. En tant que probabiliste, je cherche à justifier mathématiquement l’émergence d’un ordre macroscopique en partant de modèles microscopiques dont la structure est en apparence désordonnée. »

La mécanique statistique fournit aux mathématiciennes et mathématiciens un vaste champ de questions et des modèles microscopiques extrêmement divers. Ces dernières années, Thierry Bodineau s’est plus particulièrement intéressé à retrouver des équations de la théorie cinétique à partir de dynamiques moléculaires évoluant selon les principes fondamentaux de la mécanique.

 

L’équation de Boltzmann

Dans les années 1870, le physicien autrichien Ludwig Boltzmann propose une équation qui régit l’évolution d’un gaz dilué hors équilibre. « Imaginons un très grand billard, dont les boules représentent les atomes d’un gaz. Le nombre de ces boules est immense car il correspond au nombre d’Avogadro, soit 1023, développe le chercheur. Comme dans un billard, le déplacement des boules est complètement déterministe, il obéit aux lois de Newton et on cherche à analyser leur évolution. Lorsqu’on suit les trajectoires de toutes ces boules, on peut, au moins en théorie, changer le sens du temps et faire revenir les boules en arrière jusqu’à leurs positions initiales. Aucune information n’a été perdue. » Or, l’équation de Boltzmann, qui est censée rendre compte de ce système microscopique, ne possède pas cette propriété de réversibilité : elle perd de la mémoire au cours du temps. « L’enjeu consiste donc à prouver mathématiquement que l’équation décrit bien la dynamique du billard, même si elle n’en partage pas toutes les propriétés », complète le mathématicien.

 

Dix ans de recherches

C’est Oscar Lanford, professeur à l’IHES dans les années 80, qui apporte le premier la preuve mathématique du lien entre le modèle microscopique et l’équation de Boltzmann. Cependant, des questions subsistent. En particulier, la preuve de Lanford n’est valable que pour des temps très courts, de l’ordre du temps moyen de collision entre deux atomes du gaz. Depuis une dizaine d’années, Thierry Bodineau travaille, en collaboration avec Laure Saint-Raymond, Isabelle Gallagher et Sergio Simonella, à la simplification et à l’extension de cette preuve mathématique. Ces scientifiques ont d’abord établi que la description proposée par Boltzmann reste valable à des temps grands et dans des régimes très proches de l’équilibre, mais aussi « que cette description s’étend bien au-delà du comportement typique d’un gaz car elle permet de quantifier la statistique des fluctuations ». Ce travail d’équipe est à l’origine de nombreuses publications et vaut au chercheur le prix Sophie Germain - Fondation de l’Institut de France 2022 de l’Académie des sciences. « Aujourd’hui, nous tentons de justifier l’équation de Boltzmann sur des temps plus longs. Plus nous avançons dans le sujet, plus nous en comprenons l’extrême complexité, mais nous progressons », assure Thierry Bodineau.