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Suheyla Bilgen : la première mesure expérimentale d’ions parasites dans le LHC

Portrait de chercheur ou chercheuse Article publié le 03 mars 2023 , mis à jour le 10 mars 2023

Suheyla Bilgen est ingénieure de recherche au Laboratoire de physique des deux infinis – Irène Joliot Curie (IJCLab – Univ. Paris-Saclay, CNRS, Univ. Paris Cité). Spécialisée en mesure du vide dynamique et en physique des matériaux pour les accélérateurs de particules, elle a déjà considérablement contribué au développement du savoir dans son domaine, même si elle n’est qu’au début de sa carrière.

Après son baccalauréat scientifique, Suheyla Bilgen entame en 2010 des études en sciences physiques à l’Université Paris-Sud (aujourd’hui Université Paris-Saclay). Elle continue avec le master international Nuclear energy, à  l’Institut national des sciences et techniques nucléaires (INSTN), et suit le parcours Nuclear reactor physics engineering, dédié à la physique des cœurs de réacteurs nucléaires. En 2014, elle réalise un stage au Centre de sciences nucléaires et sciences de la matière (CSNSM, qui fait partie des cinq laboratoires fusionnés en janvier 2020 pour former IJCLab). Elle y étudie le vieillissement de certains matériaux utilisés dans les centrales nucléaires via la caractérisation de leur modification structurale et microstructurale. À cette occasion, elle découvre les accélérateurs de particules et décide de réorienter son domaine d’étude sur l’optimisation de leur fonctionnement.

En 2015, Suheyla Bilgen est recrutée au Laboratoire de l’accélérateur linéaire (LAL, un autre des cinq laboratoires fusionnés pour constituer aujourd’hui IJCLab), et en 2016, elle entame une thèse au sein du pôle de physique des particules et physique des hautes énergies. Celle-ci porte sur l’étude du vide dynamique pour les accélérateurs de particules, via des mesures expérimentales et simulations pour le Large Hadron Collider (LHC), le plus puissant accélérateur au monde, situé à l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) à Genève (Suisse).

 

Collisionner des particules

Le principe de l’accélérateur consiste à créer des collisions de particules en les accélérant, ce qui génère des recombinaisons et l’apparition de nouveaux éléments, que l’on identifie à l’aide de détecteurs situés sur l’anneau du LHC. La circonférence de cette structure mesure d’ailleurs 27 kilomètres. Le CERN contribue ainsi à découvrir des constituants inconnus dans l’Univers. Suheyla Bilgen s’intéresse plus particulièrement au vide dans lequel les faisceaux de particules sont envoyés puis accélérés dans le collisionneur. « Le vide absolu n’existe pas, mais l’étude et le traitement des matériaux qui constituent l’accélérateur rendent l’atteinte de niveaux de vide très bas, jusqu’à 10-11 millibars, possible », précise l’ingénieure de recherche.


 
Les phénomènes des particules secondaires : le vide dynamique

Pour collisionner des particules à l’énergie souhaitée, le faisceau accéléré doit être le plus fin et dense possible, et adopter une trajectoire spécifique. « Ce critère de luminosité est indispensable pour mesurer des évènements recherchés. » Mais ceci est parfois entravé par la création de particules secondaires, un phénomène typique des accélérateurs utilisant des faisceaux de particules chargées. Ce phénomène se produit lors du mécanisme de désorption, où du gaz résiduel neutre, issu d’interactions de molécules persistantes avec le matériau de la paroi de l’accélérateur est ionisé par le champ électromagnétique du faisceau. « Il en résulte une production d’ions et d’électrons parasites qui se déplacent dans le volume de l’accélérateur. » Mais aussi lors du phénomène d’avalanche : « Lorsque les électrons interagissent avec la paroi de l’accélérateur, ils génèrent à chaque fois deux ou trois nouveaux électrons, eux-mêmes accélérés par le champ magnétique et heurtant à nouveau la paroi, etc. » Ce nuage d’électrons gêne le contrôle des caractéristiques du faisceau, ce qui réduit les performances de l’accélérateur. Enfin, des particules secondaires sont générées par le rayonnement synchrotron des particules, c’est-à-dire lorsqu’elles produisent des photons en raison de leur trajectoire, et que ces photons interagissent aussi avec les parois de l’accélérateur pour créer des photoélectrons. Tous ces phénomènes caractérisent ce que l’on nomme le vide dynamique.

 

Mesure expérimentale d’ions parasites et code de simulation

Les travaux de thèse de Suheyla Bilgen portent sur deux volets principaux : les mesures expérimentales et le développement d’un code de simulation. Elle est notamment la première à réaliser des mesures expérimentales d’ions parasites produits lorsque le faisceau circule à l'intérieur du collisionneur LHC. « Grâce à ces mesures, je me suis rendue compte que l’on avait jusque-là minimisé l’importance des ions sur la paroi. Bien que moins nombreux, ils ont plus d’impact que les électrons sur le bon fonctionnement de l’accélérateur. »

Elle est également à l’origine de la conceptualisation et du développement du Dynamic vacuum simulation (DYVACS), un code pour simuler le vide dynamique d’un accélérateur de particules, qui prend en considération ses caractéristiques (dimension, matériaux) et celles du faisceau de particule (type de faisceau, énergie, structure temporelle, etc.). Puisque DYVACS nécessite un grand nombre de données d’entrée, Suheyla Bilgen reproduit en laboratoire les phénomènes de production de toutes les particules secondaires et les mesures de désorption simulée par les électrons et les ions qui ont lieu dans le LHC. Elle applique ce code à des tests de différents matériaux de revêtement de la paroi lorsqu’ils sont modifiés par l’irradiation, afin de remédier aux phénomènes de particules secondaires. « On teste différents types de matériaux, tels que le cuivre, le carbone ou le NEG (un alliage de titane, zirconium, vanadium), et on étudie leur réponse en fonction, par exemple, de leur rugosité. » Certains matériaux ont la propriété, lorsqu’ils sont activés, de pomper les molécules parasites, ce qui fait baisser la pression à l’intérieur de l’accélérateur.

 

Des résultats récompensés, aux perspectives ambitieuses

Ces travaux inédits remportent plusieurs récompenses. En 2019, Suheyla Bilgen obtient le prix du meilleur poster par la Société française de physique dans le cadre des Journées accélérateurs. En 2020, elle soutient sa thèse et décroche le prix de thèse de l’école doctorale Particules hadrons énergie et noyau : instrumentation, image, cosmos et simulation (PHENIICS) de l’Université Paris-Saclay. En 2022, l’Académie des sciences lui remet le prix Madeleine Lecoq pour ses travaux de recherche sur les matériaux pour accélérateurs.

Depuis 2020, Suheyla Bilgen poursuit ses travaux au sein de l’équipe Matériaux pour accélérateurs, vide dynamique et recherche innovante pour cavités supraconductrices (MAVERICS) d’IJCLab. L’équipe étudie les matériaux innovants pour le vide dynamique des accélérateurs et pour les cavités supraconductrices (des structures qui rendent possible l’accélération du faisceau). « Nous venons d’emménager au sein de la nouvelle plateforme Vide et Surfaces, qui regroupe un large panel d’équipements grâce auquel nous allons poursuivre nos travaux de caractérisation de surfaces de matériaux pour accélérateurs. » Elle réalise aussi des études préliminaires pour le Futur circular collider (FCC), un accélérateur d’une circonférence de 100 kilomètres qui vise à repousser les limites des collisionneurs de particules pour explorer des gammes d’énergie supérieures.

Suheyla Bilgen a également à cœur de partager son savoir. Elle enseigne la cristallographie à l'École polytechnique, mais aussi le vide dynamique et les technologies du vide pour les accélérateurs de particules au sein du diplôme universitaire Techniques pour la physique des deux infinis créé par l’Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (IN2P3) du CNRS.

 

Suheyla Bilgen