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Quand les matériaux anciens et patrimoniaux dévoilent leurs secrets (L'Edition #12)

Recherche Article publié le 03 juin 2020 , mis à jour le 03 juin 2020

(Article issu de l'Edition n°12 - mars 2020)

Les techniques d’imagerie et de spectroscopie rivalisent d’ingéniosité pour pénétrer au plus profond de la matière et caractériser finement les matériaux du patrimoine culturel, archéologiques, paléo-environnementaux ou paléontologiques.

« Une œuvre d’art n’est lisible que par approfondissements successifs », énonçait au XIXe siècle le philosophe Friedrich Nietzsche. Il était alors loin d’imaginer à quel point les méthodes actuelles d’imagerie ou de spectroscopie – méthodes synchrotron, microscopie électronique, imagerie multispectrale, méthodes de datation … –, repousseraient les limites de la connaissance intime d’une oeuvre et en révèleraient les secrets de fabrication.

Un objectif qui s’inscrit dans l’ADN même de l’Institut photonique d’analyse non-destructive européen des matériaux anciens (IPANEMA – Université Paris-Saclay, CNRS, ministère de la Culture, UVSQ). Celui-ci soutient et met à disposition de la communauté des matériaux anciens et patrimoniaux un ensemble de techniques et de grands instruments, pour étudier en 2D ou 3D des échantillons et analyser statistiquement des jeux de données. Son mot d’ordre : « travailler en interdisciplinarité pour contribuer à des projets de fertilisation commune », confie Loïc Bertrand, fondateur du laboratoire et coordinateur du domaine d’intérêt majeur Matériaux anciens et patrimoniaux.

À IPANEMA, les approches sont souvent inédites. Dernièrement, l’équipe a travaillé sur des prélèvements de textiles des musées du Louvre et du Quai Branly, exceptionnellement préservés par leur contact avec des objets en cuivre corrodé, vieux de plusieurs milliers d’années. L’analyse statistique des images de tomographie a permis d’identifier les différentes phases du matériau pour mieux comprendre l’origine du phénomène. Une première en la matière !

Porté par le synchrotron SOLEIL en partenariat avec IPANEMA, le projet MATRIXS4H (Massive tabular array for inelastic X-Ray scattering for heritage) verra l’installation sur la ligne GALAXIES du synchrotron, d’un dispositif innovant d’analyse des matériaux anciens par diffusion inélastique de rayons X durs. Il découle de la preuve de concept réalisée par IPANEMA sur des spécimens du Muséum national d’histoire naturelle et des pigments d’artiste. Actuellement en cours d’assemblage, il sera opérationnel en milieu d’année 2020. « L’étude par imagerie des matériaux hybrides, à la fois organiques et inorganiques, est difficile mais puissante, souligne Loïc Bertrand. Une grande dynamique et une haute résolution spatiales sont nécessaires pour distinguer l’hétérogénéité des matériaux. Par exemple, pour bien comprendre les mécanismes de dégradation, il faut en étudier les lois aux différentes échelles : millimétrique, micrométrique et nanométrique. »

 

Hétérogénéité mécanique et chimique des matériaux anciens

La future plateforme MUSIICS (Multiscale infrared imaging platform for complex systems), portée par Alexandre Dazzi du Laboratoire de chimie physique (LCP – Université Paris-Saclay, CNRS) avec Mathieu Toury du laboratoire IPANEMA, et soutenue par le DIM MAP, vise justement un tel objectif. Le projet est d’ajouter une dimension multi-échelle à la plateforme actuelle de nanoscopie infrarouge du LCP et d’étudier l’hétérogénéité chimique et mécanique des matériaux à l’échelle macro, micro et nano. Au total, trois nouveaux instruments de spectro-microscopie infrarouge rejoindront l’écurie.

La technologie, dite AFM-IR, est née au LCP sous la houlette d’Alexandre Dazzi. « Alors que la microscopie infrarouge classique atteint une résolution maximale de l’ordre de la dizaine de micromètres (μm), la technologie AFM-IR parvient à une résolution de quelques nanomètres (nm) et sa sensibilité autorise l’étude de dépôts moléculaires d’1 nm d’épaisseur », témoigne l’intéressé. Des performances qui intéressent grandement la communauté des matériaux anciens et patrimoniaux.

Fibres de tissus datant de 5 000 ans, instruments de musique anciens, pigments de peintures de Mondrian, ont ainsi transité entre les mains de l’équipe. Chaque échantillon est un nouveau défi : « L’instrument utilisé en AFM-IR est constitué d’un micro-levier muni d’une pointe fine qui décrit la surface de l’objet et délivre des spectres infrarouges. Ce levier, très sensible à l’interaction mécanique de la pointe avec la surface de l’objet, rend compte de sa dureté ou sa mollesse, mais parfois ces variations mécaniques sont si hétérogènes qu’elles “ brouillent ” le résultat. Il faut donc optimiser les protocoles pour réussir à imager l’échantillon. »

Un nouveau microscope, parmi les futures acquisitions de la plateforme, utilisera un mode d’imagerie de « peak force » pour contrôler la force d’appui du levier et s’affranchir des problèmes d’interaction mécanique. « Nous serons les premiers dans le monde à utiliser ce modèle commercialisé par la société Bruker courant 2020, révèle Alexandre Dazzi. Avec ce genre de système, il sera également possible de scanner l’échantillon sur une large surface. »

 

Quand fer et carbone font bon ménage

Révéler les petits secrets des matériaux anciens, voilà quelque chose que Lucile Beck, du Laboratoire de mesure du carbone 14 (LMC14), et Philippe Dillmann, du Laboratoire archéomatériaux et prévision de l’altération (LAPA), tous deux de l’unité Nanosciences et innovation pour les matériaux, la biomédecine et l’énergie (NIMBE – Université Paris-Saclay, CNRS, CEA), savent bien faire. Au LMC14, l’équipe développe des techniques pour obtenir l’âge de matériaux qui, à priori, échapperaient à la méthode de datation par le carbone 14. Mise au point dans les années 50, cette méthode fait appel à la mesure de l’activité radiologique résiduelle de l’isotope radioactif du carbone (14C) présent dans les échantillons d’origine organique. « Depuis les années 80, on mesure la teneur en 14C par spectrométrie de masse par accélérateur, comme au laboratoire », signale la chercheuse. Une fois extrait, le carbone est réduit en graphite et passe dans l’accélérateur de particules, qui sépare les différents isotopes du carbone et compte le 14C. « On date ainsi classiquement le bois et le charbon de bois, le papier, la laine, l’ivoire ou les coquilles de foraminifères ». Ce qui exclut tous les métaux.

Pourtant, en collaboration avec le LAPA, l’équipe a mis au point un procédé inédit de datation absolue du fer et de l’acier. « Pour cela, il a fallu décrypter la méthode de production d’acier à partir de fer utilisée à l’époque, et réalisée dans un four à haute température (1 200 °C) chauffé au charbon de bois, explique Philippe Dillmann. Du fait de la haute température, le carbone du charbon de bois diffuse à l’intérieur du métal sous la forme de dioxyde de carbone (CO2) et de monoxyde de carbone (CO), et y reste piégé sous forme de carbure de fer. » En extrayant le carbone du métal, les chercheurs datent l’arbre ayant servi à la confection du charbon de bois et établissent indirectement l’âge du métal. « Nous avons ainsi prouvé que les tirants et les chaînages en fer présents dans le choeur de la cathédrale de Beauvais, de la Sainte Chapelle et de la cathédrale d’Amiens, font partie intégrante de ces édifices. Présents dès leur construction, ils n’ont pas fait l’objet d’ajouts ultérieurs », explique Philippe Dillmann.

 

Briser les limites de la datation au carbone 14

De son côté, Lucile Beck s’est récemment penchée sur la datation de pigments à base de carbonate de plomb, comme le blanc de plomb, entrant dans la composition de certains cosmétiques (fard à joue) ou peintures de l’Antiquité au XXe siècle. « La datation par le carbone 14 du blanc de plomb a longtemps été jugée irréalisable, par analogie avec le blanc de Meudon qui est un pigment minéral », signale la chercheuse. Mais les premières recettes de synthèse de blanc de plomb, datant du IVe siècle, lui mettent la puce à l’oreille. « On positionnait alors du plomb métallique au-dessus d’un récipient rempli de vinaigre et on l’entourait de matière organique, telle que du fumier de cheval ou des sous-produits de la vigne. On déposait ensuite le tout pendant plusieurs semaines dans un endroit confiné. La poudre blanche obtenue était lavée puis broyée pour servir de pigments ou de cosmétiques. » La clé est là : en fermentant, le fumier organique génère du CO2 qui réagit avec le plomb métallique pour former du carbonate de plomb. « La signature carbone 14 se retrouve dans le carbone du carbonate de plomb et rend le blanc de plomb datable. »

Aujourd’hui, l’équipe s’intéresse aux pigments blancs présents dans les peintures de la Renaissance. « Souvent, elles présentent un mélange de blanc de plomb et de blanc de Meudon, additionnés à un liant, et qu’il faut réussir à extraire séparément. » Cela requiert une méthode thermique particulière. « En chauffant à 400 °C, on obtient uniquement la décomposition en CO2 du blanc de plomb, le blanc de Meudon se décomposant à 600-700 °C. » Une fois récupéré, le CO2 suit le protocole classique d’analyse par spectrométrie de masse par accélérateur.

« Actuellement, pour obtenir une mesure cohérente, la masse minimale de graphite doit être de 0,2 à 1 mg. Cela implique d’avoir initialement entre 5 et 20 mg de matière, ce qui est impossible avec des matériaux précieux ou limités. » Le projet PATRIC14, financé par le DIM MAP, a pour objectif d’abaisser ce seuil grâce à une nouvelle source d’injection.

« Le CO2 produit par chauffage de l’échantillon est directement injecté dans l’accélérateur. » Cette source gaz, opérationnelle d’ici la fin 2020, permettra de s’affranchir de l’étape de graphitisation et des manipulations ultérieures.

 

Publications

Beck L. et al., Thermal Decomposition of Lead White for Radiocarbon Dating of Paintings, Radiocarbon 61, 2019, pp 1345 – 1356.

Bertrand L. et al., Synchrotron-Based Phase Mapping in Corroded Metals: Insights from Early Copper-Base Artifacts. Anal. Chem. 2019, 91, 1815−1825.

Dazzi A. et al., AFM-IR: Technology and Applications in Nanoscale Infrared Spectroscopy and Chemical Imaging. Chem. Rev. 117:5146–5173 (2017).