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La spintronique et ses évolutions : les interfaces de matériaux en exergue

Recherche Article publié le 30 juin 2023 , mis à jour le 30 juin 2023

Ces articles sont issus de L'Édition n°21.

Depuis quelques temps, de nouvelles thématiques émergent en spintronique, explorant des effets originaux dans les hétérostructures nanométriques de matériaux impliqués et à leurs interfaces. Elles en étudient le potentiel pour le développement de nouveaux dispositifs spintroniques encore plus performants, mais surtout très peu énergivores. 

Magnonique, oxytronique, orbitronique… Si la découverte en 1988 de la magnétorésistance géante par les physiciens français Albert Fert et allemand Peter Grünberg – récompensés par le prix Nobel de physique en 2007 – marque la naissance de la spintronique, cette science alliant électronique et magnétisme est aujourd’hui en plein foisonnement. Basée sur l’exploitation du spin des électrons – une des briques élémentaires des atomes –, elle est à l’origine de la révolution apportée dès la fin des années 1990 aux capacités de stockage d’information dans les disques durs et du développement des technologies impliquant la détection fine de champs magnétiques de courant. Aujourd’hui, le secteur du numérique, dont les technologies sont essentiellement basées sur l’électronique classique, compte pour 10 % à 12 % de la consommation électrique mondiale. Avec l’explosion des clouds et des data centers, ce chiffre atteindra possiblement 20 à 30 % d’ici 2030. Un coût environnemental incompatible avec le réchauffement climatique et la nécessaire sobriété énergétique. Dès lors, un changement de paradigme s’impose : il s’agit de proposer des solutions alternatives pour le traitement et le stockage de l’information, qui soient davantage économes en énergie. L’une d’elle est de passer par les composants spintroniques, intrinsèquement beaucoup plus frugaux en énergie. 

À l’Université Paris-Saclay, plusieurs laboratoires sont impliqués dans des recherches possiblement pourvoyeuses d’innovations vertueuses. C’est notamment le cas de l’Unité mixte de physique CNRS/Thales (UMPhy – Univ. Paris-Saclay, CNRS, Thales), du Centre de nanosciences et de nanotechnologies (C2N – Univ. Paris-Saclay, CNRS, Univ. Paris Cité), du Service de physique de l’état condensé (SPEC – Univ. Paris-Saclay, CNRS, CEA) ou du Laboratoire de physique des solides (LPS – Univ. Paris-Saclay, CNRS). Réunies, avec d’autres, au sein du Programme et équipement prioritaire de recherche SPIN (voir focus ci-après), ces équipes travaillent à mieux comprendre les effets physiques opérant dans divers matériaux et/ou nanostructures spintroniques, et contribuent à de nouveaux cycles d’innovations. 

 

D’un courant de charge à un courant de spin

Domaine de recherche récent, la spintronique manipule des courants de spins. À la différence de l’électronique classique qui repose uniquement sur la charge électrique négative de l’électron et la manipulation de courants de charge pour traiter l'information, elle s’appuie en outre sur une propriété intrinsèque de l’électron, son spin (ou moment magnétique), dont seules deux orientations sont possibles : vers le haut (spin up) ou vers le bas (spin down). 

Elle démarre avec la découverte de l’effet de la magnétorésistance géante et les progrès des techniques de dépôt en couches ultraminces (quelques nanomètres d’épaisseur). Le concept de base consiste à placer successivement sur le chemin des électrons d’un courant, différentes couches de matériaux – alternant matériaux magnétiques et non magnétiques –, dont on modifie la résistance électrique par l’application d’un champ magnétique, qui change l’aimantation relative des couches magnétiques. On utilise pour cela des métaux ferromagnétiques (fer, nickel, cobalt) présentant une aimantation, un magnétisme, intrinsèque. La mobilité des électrons du courant traversant une telle couche dépend de l’orientation des spins vis-à-vis de l’aimantation de la couche. Elle est plus importante si les spins y sont alignés (orientation parallèle) plutôt qu’opposés (orientation antiparallèle) et la résistance électrique est respectivement faible et élevée. La résistance d’une multicouche est alors plus ou moins importante (ou faible) selon l’orientation relative des aimantations des couches. 

Les jonctions tunnel magnétiques, dans lesquelles une couche isolante sépare deux couches ferromagnétiques d’orientation opposée, sont un dispositif phare mis au point sur le même principe. Elles sont au coeur des disques durs depuis vingt ans et des éléments essentiels aujourd’hui des mémoires magnétiques à accès aléatoire (MRAM), où l’information est codée et stockée de façon binaire (0 ou 1), en fonction de l’alignement (parallèle ou antiparallèle) des aimantations. 

 

Des couplages et des mémoires

Un autre effet spintronique s’est ajouté à ce paysage autour des années 2000 : le couple de transfert de spin (spin-transfer torque ou STT). Avec lui, un courant électrique polarisé en spin (ou dans l’idéal, un courant pur de spin), s’il est suffisamment important, est capable de forcer le renversement de l’aimantation de la couche magnétique traversée. 

Les scientifiques évaluent aujourd’hui le potentiel d’autres types d’hétérostructures, impliquant aussi des matériaux ferroélectriques voire multiferroïques (ferromagnétiques, ferroélectriques et ferroélastiques). De nouveaux effets se font jour, tels que le couple lié à l’interaction spin-orbite (spin-orbit torque ou SOT). Il vient de l’interaction relativiste entre l’aimantation associée au spin de l’électron et le mouvement orbital de l’électron. Cette interaction dévie les électrons de leur trajectoire dans des directions opposées pour des spins opposés. On obtient ainsi des conversions de courant de charge en courant de spin plus efficaces. Cet effet présente notamment un intérêt pour la création d’un nouveau type de mémoire (SOT-MRAM). 

Il est aussi au coeur d’un projet associant l’UMPhy et l’industriel Intel qui vise à développer un nouveau type de transistor, le MESO (Magneto Electric Spin-Orbit Transistor). « L’idée est de stocker l’information dans une hétérostructure où le signal d’entrée oriente le polarisation d’un élément multiferroïque ou magnétoélectrique couplé à un ferromagnétique pour “ écrire ” l’aimantation du ferromagnétique, et “ lire ” ensuite cette aimantation par conversion du courant de spin en courant de charge, explique Albert Fert, aujourd’hui professeur émérite au sein de l’UMPhy. Le projet avec Intel vise à descendre à des niveaux de consommation extrêmement faibles, de l’ordre de l’attojoule, soit 10-18 joule. » 

 

Les interfaces montrent leur potentiel

La surface des nanomatériaux placés dans des hétérostructures et leurs interfaces sont également des zones à l’étude. S’y déroulent des interactions relativistes particulières (interaction Dzyaloshinskii-Moriya ou DMI, interfaces de Rashba…) générant des états électroniques et topologiques originaux. Certains gaz d’électrons métalliques bidimensionnels (2D) sont ainsi des objets fascinants. Ils sont créés à l’interface d’oxydes isolants tels que le titanate de strontium (SrTiO3) ou le tantalate de potassium (KTaO3). « Ces gaz sont très intéressants car ils présentent une très haute mobilité, commente Agnès Barthélémy, de l’équipe Oxytronique de l’UMPhy. Quand on dépose de l’aluminate de lanthane (LaAlO3) sur du SrTiO3, il se crée une discontinuité des charges à l’interface, car les plans atomiques de TiO2 et SrO sont neutres et ceux de LaAlO3 sont chargés. Si on fait croître davantage de couches de LaAlO3, on induit une divergence de potentiel appelée catastrophe polaire. Pour l’éviter, un transfert des charges se fait de la surface du matériau vers l’interface, ce qui crée un gaz d’électrons 2D. Une autre façon de créer le gaz est de désoxyder le SrTiO3 en déposant par pulvérisation un matériau tel que l’aluminium à température ambiante. L’aluminium va pomper l’oxygène du SrTiO3, le réduire et créer des lacunes d’oxygène donneuses d’électrons. » 

Les textures magnétiques, telles que les skyrmions magnétiques, sont d’autres objets découverts récemment. Prédites de longue date, elles n’ont été observées pour la première fois qu’il y a une dizaine d’années. Dans ces objets, les moments magnétiques s’enroulent sur eux-mêmes dans une topologie d’arrangement stabilisé par la DMI. Cette interaction nécessite deux ingrédients : une brisure de symétrie et un couplage spin-orbite. « En spintronique, il est assez courant d’avoir des matériaux assez lourds, comme le platine ou le palladium, dans lesquels le couplage spin-orbite soit fort. Quand on fait des empilements comportant des couches de matériaux lourds en contact avec des couches magnétiques fines, on obtient des amplitudes de DMI très fortes à l’interface, allant jusqu’à favoriser des rotations locales des moments magnétiques et générer un état qui soit énergétiquement favorable à l’apparition des skyrmions », explique Vincent Cros, de l’UMPhy. 

Ces textures magnétiques présentent un ensemble de propriétés intrinsèques remarquables. « Elles sont souvent topologiquement non triviales, stables et résistantes aux perturbations extérieures. Elles sont également de très petite taille : de quelques nanomètres à quelques dizaines de nanomètres. Elles présentent aussi des propriétés de transport électronique. À l’aide de courants de spin, on peut les déplacer, les guider et les faire interagir », commente Vincent Cros. Cela leur confère un grand intérêt en tant que potentiel support de l’information pour de nouveaux dispositifs (mémoires, dispositifs logiques voire neuro-morphiques). 

 

Des parois magnétiques aux ondes de spin

Au sein du groupe Novel Magnetic Devices (NOMADE) du C2N, les recherches de Thibaut Devolder et Joo-Von Kim se sont longtemps tournées vers les parois de domaine magnétique, une autre configuration d’aimantation dans laquelle stocker de l’information. « Quand on souhaite mettre au point une mémoire, comme les STT-MRAM aujourd’hui industriellement matures, il est nécessaire de comprendre auparavant la façon dont la paroi se déplace, donc la dynamique d’aimantation de la nanostructure, de manière à ce que le temps de commutation soit reproductible. Or, quand un tel objet se déplace, il est forcément soumis à du frottement, qui s’oppose au déplacement. Ce frottement peut être déterministe (fluide, visqueux) ou impliquer des passages d’obstacles », commente Thibaut Devolder. 

Depuis peu, son équipe s’intéresse à la physique des ondes de spin et aux moyens de générer, détecter, manipuler ces ondes dans des métaux ferromagnétiques nanostructurés. « Ce sont des ondes d’aimantation qui se propagent dans le temps et l’espace. » Elles présentent des caractéristiques très originales : « Elles sont anisotropes (elles affichent des propriétés différentes selon leur direction de propagation), ajustables en fréquence (on peut manipuler leur phase et leur fréquence à l’aide d’un stimulus extérieur) et non linéaires (elles interagissent facilement les unes avec les autres). » « Cette richesse physique ouvre de nouvelles perspectives d’applications, notamment en électronique embarquée de faible consommation. On imagine des applications dans les technologies de communication, des tâches neuroinspirées, le calcul analogique, la reconnaissance de formes ou vocale », complète Joo-Von Kim. 

On le voit, la spintronique est en ébullition. Et comme le dit avec un sourire Albert Fert en guise de conclusion : « Chaque nouvelle direction explorée en ouvre d’autres. La science avance sans arrêt ! » 

 

Publications :

 

 

 

La nouvelle génération de capteurs spintroniques, intégrant des concepts et/ou des architectures innovantes, promet d’être plus agile, sensible et robuste, et d’abaisser le seuil de détection de signaux magnétiques. 

S’il est un secteur qui, outre les disques durs, a profité du développement de la spintronique, c’est bien celui des capteurs de champ magnétique. « Quand la spintronique a commencé à arriver sur le banc des applications, c’est allé très vite et aujourd’hui, beaucoup de choses sont déjà commercialisées. Dans le secteur automobile par exemple, les technologies spintroniques, plus sensibles, intégrables et moins consommatrices d’énergie, ont supplanté les autres technologies utilisées précédemment, remarque Myriam Pannetier- Lecoeur, du Laboratoire nanomagnétisme et oxydes (LNO) du Service de physique de l’état condensé (SPEC – Univ. Paris-Saclay, CNRS, CEA). On trouve des capteurs de vitesse, de position, d’angles, de courant… » 

Les scientifiques lorgnent désormais vers de nouvelles fonctionnalités et de l’adaptabilité. Ils comptent pour cela sur les effets de couple de transfert de spin et des textures magnétiques, dont le potentiel reste exploratoire. « On essaye de développer des capteurs plus dynamiques et sensibles, avec une sensibilité dans les trois dimensions de l’espace. On souhaite également rendre leurs propriétés modifiables à la demande sous pilotage électrique, si l’environnement et la gamme de champ magnétique évoluent. » 

Diminuer le bruit des capteurs est un autre point sur lequel portent les efforts de recherche. « Un capteur a toujours un bruit de base, lié à l’agitation thermique des électrons et en rapport avec la résistance électrique du matériau. À basse fréquence, s’ajoute un bruit en 1/f correspondant à des fluctuations entre différents niveaux d'énergie. Pour le diminuer, on doit soit stabiliser les effets magnétiques, soit augmenter le volume du dispositif. » 

 

Des recherches à l’interface avec d’autres sciences

Certains travaux du groupe concernent la détection de la signature magnétique des courants (neuronal, cardiaque) d’un corps. « Très petits et locaux, ils créent des champs magnétiques dont la valeur est plusieurs ordres de grandeur sous celle du champ terrestre (40 μT). Pour les détecter, il faut augmenter la sensibilité des capteurs et diminuer le bruit. » Dernièrement, l’équipe a développé un capteur placé à la pointe d’une sonde de 25 μm afin de mesurer in vivo la signature des neurones dans l’hippocampe de rats. « Une électrode standard enregistre le signal électrique, qui affiche les pics d’activité des neurones. En parallèle, on enregistre le signal magnétique avec la sonde. On réalise plusieurs séquences d’une heure. Après avoir trié et associé les signaux électriques aux neurones à proximité de la sonde, on met en correspondance les acquisitions magnétiques et on moyenne les événements – plusieurs milliers ! – pour réussir à extraire du bruit la signature magnétique, de l’ordre du nT, de ces neurones, explique Myriam Pannetier-Lecoeur. Avec des capteurs dix fois plus sensibles, on aurait cent fois moins d’événements à moyenner. On gagnerait du temps et on irait plus loin ! » 

D’autres travaux visent l’imagerie magnétique, dont le développement d’un microscope magnétique capable d’observer des objets aimantés. « Nous déployons également un projet d’IRM à bas champ à installer autour des couveuses des bébés prématurés à l’hôpital. Pour ces signaux situés dans des fréquences intermédiaires (10 mT), les bobines des IRM traditionnelles sont moins sensibles. » Un fait marquant : tous ces projets partagent un même dénominateur, cher à l’équipe : aller jusqu’à la mise en situation réelle de la technologie développée. 

 

Publication : 


 

Avec un budget d’un peu plus de 38 millions d’euros pour huit ans, le Programme et équipements prioritaires de recherche (PEPR) SPIN a pour objectif de promouvoir un nouveau cycle d’innovations en spintronique, considérant la frugalité comme un critère essentiel et égal à la puissance de calcul, la rapidité, la miniaturisation ou le coût des dispositifs. S'inscrivant dans le cadre du plan d’investissement « France 2030 », il implique plus de 40 laboratoires en France. 

« Nous avons choisi des sujets qui, pour nous, définissent les axes d’avenir importants de la spintronique et sur lesquels des équipes françaises travaillent déjà et sont à la pointe des recherches, explique Vincent Cros, co-directeur CNRS du PEPR SPIN avec Lucian Prejbeanu pour le CEA. Les trois premiers projets ciblés concernent les textures topologiques, la spintronique ultrarapide ou térahertz, et la dynamique des ondes de spin et des effets de magnonique. Pour ces thématiques, les niveaux de TRL (Technology Readiness Level) sont relativement bas (1 à 3). Les deux autres projets ciblés, un peu plus matures (TRL4), se rapportent aux oscillateurs à transfert de spin, pour lesquels il reste des verrous à lever, et aux capteurs spintroniques, une des premières applications phare de la spintronique et pour laquelle nous souhaitons proposer des capteurs de nouvelle génération, avec des nouvelles fonctionnalités et de meilleures propriétés. » Les projets transverses de plateforme visent les familles de matériaux sur lesquels mener de nouvelles recherches en spintronique, les outils de caractérisation de leurs propriétés, et la théorie simulation, dont l’objectif est de structurer la communauté. Deux appels à projets ouverts, dont le premier sera lancé d’ici fin 2023 / début 2024, serviront à compléter les thématiques couvertes et à mettre en place des études interdisciplinaires. 

Les projets ciblés sont exploratoires, c’est la définition même de ce PEPR : « Le choix a été fait de mettre des moyens importants sur des thématiques scientifiques émergentes mais prometteuses pour que ces projets intègrent ensuite la stratégie nationale et passent dans les PEPR d’accélération. » Un lien très étroit existe d’ailleurs déjà avec le PEPR d'accélération Électronique, « dans lequel s’intègrent des recherches en spintronique visant le développement de nouvelles générations de mémoire spintronique. »