Aller au contenu principal

La matière condensée dans tous ses états

Recherche Article publié le 25 novembre 2020 , mis à jour le 09 juin 2022

(Cet article est issu de L'Édition n°14)

Les physiciens de la matière condensée de l’Université Paris- Saclay partent à la conquête des nouvelles propriétés électroniques et magnétiques de la matière. 

« Ô intarissable pêle-mêle, les déplacements de plans, le soleil sanglant, la profonde mer semée de voiles inclinées. Matière sur matière, au point qu’on pourrait s’y dissoudre… », s’exclamait de son temps le peintre Paul Klee. Si l’artiste y évoquait sa quête picturale, ses propos composent également une belle et lyrique métaphore de la recherche actuelle en physique de la matière condensée, ce champ de recherche qui explore la matière dans un état où ses atomes sont spatialement corrélés.

Car certains matériaux, naturels ou artificiels, et comportements découverts ces dernières années présentent des propriétés microscopiques et macroscopiques si originales et inattendues, qu’ils enflamment encore les physiciens. Ces propriétés, comme la supraconductivité, le ferromagnétisme ou l’antiferromagnétisme, sont venues bousculer bien des représentations établies, et des chercheurs de l’Université Paris-Saclay s’attachent à mieux les comprendre. « Ô parfait maillage kagomé de spins, géométrie frustrée, refroidissement par photons micro-ondes, magnétomètres à enclumes de diamant. Champ magnétique et pression sur matière, jusqu’à s’y fondre... », pourrait ainsi déclamer à son tour cette communauté de spécialistes.

 

Un comportement magnétique sous pression

À une échelle plus petite que l’atome, la matière se compose de noyaux atomiques (formés de protons et de neutrons) et d’électrons évoluant dans un concert d’interactions. Diverses caractéristiques leur sont associées, comme la masse ou la charge électrique. Mais c’est leur spin, une sorte de mini-aimant interne, et ses interactions avec ses homologues voisins, qui sont responsables de quelques-unes des propriétés les plus remarquables de la matière. Lorsqu’ils sont placés dans un champ magnétique externe, certains matériaux métalliques – comme le fer, le nickel ou le cobalt –, voient leurs spins électroniques s’aligner parallèlement. Ces matériaux acquièrent alors une forte aimantation : c’est le ferromagnétisme.

Avec son collègue Thierry Debuisschert de Thales R&T, Jean-François Roch, du laboratoire Lumière, matière et interfaces (LUMIN – UPSaclay, ENS Paris-Saclay, CNRS), s’est intéressé au comportement magnétique adopté par le fer aux hautes pressions. « Entre 15 et 20 GPa, le métal perd son magnétisme. Sa phase cristalline change et l’ordre magnétique dû à l’organisation des spins disparaît », commente le chercheur. En collaboration avec Paul Loubeyre, professeur affilié à l’ENS Paris- Saclay et chercheur au CEA-DAM, son équipe a développé une nouvelle méthode de détection du phénomène, plus sensible que les techniques habituelles : elle permet de visualiser les propriétés magnétiques par des mesures optiques et spectroscopiques, et cristallographiques par des mesures de diffraction aux rayons X. 

matière condensée 1

La méthode se base sur l’utilisation d’une presse composée de deux enclumes taillées en pointe dans des cristaux de diamant, et l’implantation, sur la pointe de l’une des deux, de défauts ponctuels parfaitement contrôlés : des centres azote-lacune (NV). Insérés dans le diamant à l’aide d’un microscope à faisceau d’ions focalisés, ces centres NV agissent comme des magnétomètres de dimension atomique et sont capables de mesurer par résonance magnétique les spins de l’échantillon.

« Dans l’expérience, un champ magnétique aimante une bille de fer placée entre les deux enclumes. En augmentant la pression, on suit la transition magnétique du fer : plus la pression grimpe, plus le champ magnétique détecté par les centres NV diminue, jusqu’à disparaître, signale Jean-François Roch. Puis quand on abaisse la pression, le retour de l’aimantation affiche une hystérésis. Ce retard est dû au basculement progressif des domaines magnétiques dans la bille de fer. » 

 

Vers des matériaux métalliques supraconducteurs

Mais un des grands enjeux de la recherche sur les matériaux aux hautes pressions, c’est l’apparition de supraconductivité. Cet état se caractérise par la perte de résistivité électrique des matériaux, qui se mettent à expulser un champ magnétique appliqué. C’est l’effet Meissner. Grâce à leur technique, Jean-François Roch et ses collaborateurs ont détecté cette déformation caractéristique des lignes de champ au voisinage d’un matériau supraconducteur. « On a utilisé du bromure de magnésium (MgB2), un supraconducteur connu, et suivi en direct sa transition supraconductrice : à une pression de 7 GPa, la supraconductivité disparaît si la température dépasse 30 K. » 

Avec ses propriétés quantiques supposées, l’hydrogène métallique constitue un peu le Saint Graal de telles recherches : cet élément, le plus simple de l’Univers, est censé devenir immédiatement supraconducteur lors de sa transition métallique. Mais pour l’observer, les pressions nécessaires sont si colossales que les enclumes de diamant cassent invariablement à 400 GPa, juste avant que l’hydrogène ne devienne métallique. Dernièrement, Paul Loubeyre et son équipe du CEA-DAM ont atteint des pressions de 600 GPa avec des enclumes de diamant dont la tête a été usinée en tore. À l’aide de la ligne infrarouge SMIS du synchrotron SOLEIL, ils ont vu se former de l’hydrogène métallique à une pression de 425 GPa. Une première. Désormais, Jean-François Roch et Paul Loubeyre tournent leur regard vers les hydrures métalliques, dont les propriétés ressemblent à celles de l’hydrogène métallique tout en étant métastables : ces matériaux riches en hydrogène présentent, à des températures proches de la température ambiante, des comportements supraconducteurs sous des pressions moins élevées. « Pour explorer et étudier de nouvelles compositions, il faudra sûrement utiliser des enclumes de diamant de forme toroïdale et y introduire les centres NV plus profondément », concède Jean-François Roch. 

 

Quand le spin entre dans sa danse « liquide »

Alors que les matériaux ferromagnétiques présentent un alignement parallèle de leurs spins, les antiferromagnétiques, eux, n’affichent rien de tel lorsqu’un champ magnétique externe leur est appliqué. C’est seulement sous une certaine température critique que leurs spins s’ordonnent : ils s’alignent alors antiparallèlement – ils alternent leur direction – et l’aimantation globale du matériau reste nulle. 

matière condensée 2

Des matériaux atypiques, empruntant certaines caractéristiques antiferromagnétiques, sont à la base des recherches de Philippe Mendels et de Fabrice Bert du Laboratoire de physique des solides (LPS – UPSaclay, CNRS) : ce sont les liquides de spins quantiques. S’ils ne sont pas à proprement parler des liquides, c’est leur état magnétique particulier qui vaut à ces matériaux leur appellation : même à des températures très basses, proches du zéro absolu (0 K, -273,15 °C), où le système devrait s’ordonner ou se geler, ils conservent désordre et dynamisme. Car à l’intérieur règne un phénomène étrange, la frustration géométrique : à cause de l’arrangement cristallin des atomes en réseau kagomé – un réseau triangulaire en étoiles de David –, les spins électroniques ne parviennent pas à l’alignement antiparallèle recherché et certaines de leurs interactions demeurent frustrées. 

Longtemps décrits de façon purement théoriques, les liquides de spins bénéficient désormais d’un parangon de choix : l’herbertsmithite (ZnCu3(OH)6Cl2), un minéral découvert en 1972 et dont les propriétés originales ont été confirmées en 2012, au LPS notamment. « On a synthétisé ce minéral et démontré sa nature liquide de spins quantiques : on a mis en évidence l’absence d’ordre magnétique et d’aimantation à des températures très basses, jusqu’à 20 mK, alors que les spins devraient classiquement s’ordonner à 200 K », rappelle Philippe Mendels. Dans ce composé, ce sont les atomes de cuivre (Cu) qui adoptent une organisation en réseau kagomé. 

 

Plonger au coeur des atomes

Pour pénétrer à l’intérieur des atomes et en explorer ses phénomènes magnétiques, les chercheurs utilisent la spectroscopie par résonance magnétique nucléaire (RMN). Cette technique repose sur la capacité de certains noyaux atomiques à interagir avec un champ magnétique : il s’agit de ceux dotés d’un spin nucléaire - leur nombre de protons ou de neutrons, ou les deux, est impair –, comme l’isotope 17 de l’oxygène (17O). Les spins nucléaires sont dans un premier temps alignés à l’aide d’un champ magnétique externe, puis excités avec une impulsion de radiofréquence. Leur retour à l’équilibre s’accompagne de l’émission d’ondes électromagnétiques qui constituent le signal détecté. 

Récemment, les chercheurs ont utilisé cette technique pour déterminer, dans le cas de l’herbertsmithite, l’énergie à fournir au système pour modifier son état fondamental et l’amener à un état excité. « Nous avons montré qu’il n’y a pas de saut en énergie. Une infime température juste au-dessus du zéro absolu suffit à exciter le système. Celui-ci acquiert alors un peu de magnétisme, qui augmente avec la température », explique Philippe Mendels. 

 

L’apport de l’expérience

L’enjeu des recherches est aussi de réussir à faire évoluer ce matériau, pour encore mieux le comprendre, exploiter ses surprenantes propriétés et générer de nouveaux concepts physiques. « Quels sont les effets d’éventuels changements du réseau kagomé sur les propriétés du matériau ? interroge Philippe Mendels. En remplaçant certains atomes, on va par exemple regarder si la structure kagomé se maintient et distinguer les propriétés dues aux atomes de cuivre de celles venant des autres atomes. » Fabrice Bert complète : « L’herbertsmithite est un très bon isolant. Si on arrive à lui ajouter quelques charges libres de se déplacer, on obtiendra peut-être des propriétés de transport très originales. »

Une chose est sûre : « La découverte de l’herbertsmithite a été fondamentale, car elle a permis de confronter aux expériences les prédictions théoriques énoncées dans les années quatre-vingts sur les liquides de spins », constate Philippe Mendels. Et désormais, c’est un domaine qui évolue très vite. D’autres matériaux sont venus enrichir cette étrange famille, comme le Sr-vesignieite ou le DQVOF, un oxyfluorure de vanadium qui n’existe pas dans la nature. « C’est souvent la découverte de nouveaux matériaux qui déclenche nos expériences », convient Philippe Mendels.

 

Quand les spins prennent froid

matière condensée 3

Au Service de physique de l’état condensé (SPEC – UPSaclay, CEA, CNRS), au sein du groupe Quantronique, ce sont aussi des comportements particuliers de spins dans un cristal qui passionnent Patrice Bertet et ses collègues. Et leurs récents travaux promettent de doper la détection de signaux par RMN ou par résonance paramagnétique électronique RPE), l’équivalent de la RMN pour les spins électroniques. « Quand on réalise une expérience de résonance magnétique, c’est la polarisation (ou alignement) des spins, initiée par l’application d’un champ magnétique externe, qui détermine la force du signal transmis lors de leur relaxation après excitation. Ce signal coïncide à la température du cristal dans lequel se trouvent les spins : c’est la polarisation à l’équilibre thermique, explique Patrice Bertet. Pour gagner en signal, on cherche à augmenter soit l’intensité du champ magnétique appliqué, soit la polarisation des spins au-delà de la température limite autorisée par l’échantillon, ou hyperpolarisation. » En suivant ce dernier principe, les chercheurs du SPEC ont mis au point une méthode originale de refroidissement radiatif et réussi à hyperpolariser des spins électroniques à une température inférieure à celle de l’échantillon.

Pour cela, il a fallu inverser la balance entre les mécanismes utilisés par les spins pour revenir à leur équilibre thermique. « En physique de la matière condensée, lorsqu’un système est excité – comme les spins nucléaires ou électroniques lors d’une expérience de RMN ou de RPE –, ce retour à l’équilibre se fait par l’échange d’un quantum d’énergie avec l’environnement : l’émission soit d’un photon (rayonnement), soit d’un phonon (vibration) », commente Patrice Bertet. Si l’émission spontanée d’un photon est possible, son occurrence reste très rare : « À basse température, un spin électronique émet spontanément un photon toutes les 1012 secondes environ, soit tous les 32 000 ans ! ». Le couplage aux phonons de l’échantillon reste alors le mécanisme de relaxation majoritairement employé par les spins, qui se thermalisent à la température du réseau cristallin. « C’est la température à laquelle vibrent les atomes. » Pour espérer descendre plus bas, la relaxation par émission spontanée de photons doit monter en puissance.

 

De l’intérêt du confinement micro-ondes

Les chercheurs l’ont obtenu en utilisant une cavité micro-ondes résonante. Ils ont d’abord inséré des atomes de bismuth dans une matrice cristalline de silicium, puis couplé les spins électroniques fournis par le système à un champ électromagnétique micro-ondes concentré au sein du résonateur. À l’aide d’un câble coaxial, ils ont connecté l’entrée du résonateur, initialement à une température de 850 mK, à une résistance refroidie à 20 mK. « Grâce au résonateur micro-ondes, nous avons augmenté l’interaction entre les spins et le champ électromagnétique jusqu’à ce que l’émission de photons micro-ondes devienne le mécanisme dominant de relaxation vers l’équilibre des spins. C’est l’effet Purcell : les spins se découplent thermiquement du cristal, leur température est entièrement dictée par celle du champ micro-ondes et non plus par celle des phonons. » En mesurant le signal RPE obtenu – 2,3 fois plus grand –, les chercheurs en ont déduit que le rayonnement micro-ondes a refroidi les spins à une température de 350 mK.

Si la méthode ne s’applique pas directement aux spins nucléaires, sa combinaison à la technique de polarisation nucléaire dynamique (DNP), qui utilise des spins électroniques pour hyperpolariser des spins nucléaires, est possible. Et pour aller au-delà de la limite physique imposée par la température de la source froide, les chercheurs envisagent d’employer un oscillateur mécanique ou électrique. « Il sera alors possible de refroidir les spins de façon active, à une température bien plus basse que celle du cryostat », avance Patrice Bertet. La quête de nouvelles propriétés n’est pas prête de s’arrêter.

 

Publications

  • Albanese B. et al., Radiative cooling of a spin ensemble. Nature Physics. 16, 751-755 (2020).
  • Khuntia, P. et al., Gapless ground state in the archetypal quantum kagome antiferromagnet ZnCu3(OH)6Cl2. Nature Physics. 16, 469-474 (2020).
  • Lesik M. et al., Magnetic measurements on micrometer-sized samples under high pressure using designed NV centers. Science. 366, 6471, (2019).