Aller au contenu principal

Fusion nucléaire : avancer vers la production d’énergie

Recherche Article publié le 20 janvier 2023 , mis à jour le 20 janvier 2023

(Cet article est tiré de L'Édition n°20)

 

À l’image des étoiles, plusieurs dispositifs expérimentaux sont capables d’amorcer des réactions de fusion nucléaire, sources possibles d’une énergie colossale, bas carbone et sûre, et les prémices pour de futurs réacteurs à fusion. Des recherches dans lesquelles s’impliquent les scientifiques de l’Université. 

Amorcée par la pandémie de Covid-19 et exacerbée par la guerre en Ukraine, la crise énergétique actuelle cristallise des vérités longtemps minorées. Elle confirme à quel point il est impérieux de sortir d’une dépendance aux énergies fossiles et combien, en accord avec la lutte contre le réchauffement climatique, la transition vers les énergies bas carbone (renouvelables et nucléaire) est nécessaire.

Dans le même temps, cette crise montre combien les besoins énergétiques mondiaux sont importants et les appels à la sobriété énergétique soulignent à quel point ces besoins sont difficilement compressibles sans efforts et changements profonds. S’affranchir des énergies fossiles au profit des énergies bas carbone n’est pas chose aisée, tant leur part au sein des mix énergétiques est importante. Et malgré leurs nombreux avantages, aucune de ces énergies n’est, à elle seule, pleinement satisfaisante et en capacité de répondre aux besoins énergétiques des sociétés actuelles. En sorte qu’aujourd’hui, espérer compenser les énergies fossiles par une unique source d’énergie bas carbone, qui soit dans le même temps illimitée, propre, sûre et d’un coût abordable, est peu envisageable.

 

Fusionner des noyaux pour en tirer de l’énergie

Il en est une qui suscite des espoirs à plus long terme : la fusion nucléaire, soit l’inverse de la fission nucléaire, le processus utilisé par les centrales nucléaires actuellement en activité pour produire de l’énergie à partir de noyaux d’atomes. Semblables à ce qui se passe au coeur des étoiles, les réactions de fusion nucléaire consistent à unir des atomes légers pour former des atomes un peu plus lourds et libérer au passage de l’énergie.

La réaction la plus étudiée et la plus prometteuse pour la production d’énergie est la fusion de deux variants, ou isotopes, de l’hydrogène (le deutérium, D, et le tritium, T) pour donner un atome d’hélium (particule alpha), un neutron et une grande quantité d’énergie. À masse égale, cette énergie est quatre fois plus élevée que celle obtenue par fission nucléaire, et quatre millions de fois plus importante que celle libérée lors de la combustion du charbon, du pétrole ou du gaz naturel. Et pour cela, quelques centaines de microgrammes de combustibles suffisent. En outre, ici, aucun emballement de la réaction ne serait possible. Autre avantage : le deutérium est présent à l’état naturel en quantités importantes dans les océans et le tritium, disponible en quantités moindres, est productible à partir de lithium, abondant dans la nature. La fusion nucléaire poserait également moins de problèmes de gestion des déchets. 

 

Des conditions inédites, à reproduire 

Un tel procédé n’aurait donc que des avantages. Oui mais... Pour que des noyaux atomiques fusionnent, ils doivent être proches. Cela implique de dépasser leur répulsion électrique mutuelle. Dans une étoile, c’est la température – plus de 10 millions de degrés Celsius - qui lève cette barrière. La matière y est à l’état plasma, différent des états solide, liquide et gaz. Dans un plasma, les électrons (chargés négativement) sont arrachés aux atomes et n’orbitent plus autour des noyaux qui sont ionisés (chargés positivement). Les pressions extrêmes rencontrées au coeur des étoiles confinent les noyaux dans une espace réduit, ce qui augmente la probabilité de leur collision, et donc leur fusion. 

Sur Terre, de telles conditions n’existent pas naturellement et d’autres moyens doivent être mis en oeuvre pour les reproduire. Trois conditions sont nécessaires pour espérer faire de la fusion nucléaire une source d’énergie abondante et rentable. Outre le fait de chauffer le combustible jusqu’à atteindre une température dix fois plus élevée que dans les étoiles et provoquer l’agitation et la collision des noyaux du plasma, de confiner ce plasma pour parvenir à une densité suffisante de noyaux et augmenter leur probabilité de collision, il s’agit surtout de maintenir la stabilité du plasma et son confinement suffisamment longtemps pour en extraire de l’énergie. Actuellement, deux méthodes de confinement sont développées : le confinement magnétique et le confinement inertiel par laser. 

 

La fusion par confinement inertiel : l’impact du laser 

Le 5 décembre 2022, une grande première a été atteinte par la fusion par confinement inertiel (FCI) : les 192 faisceaux laser ultra-puissants du National Ignition Facility (NIF) au Lawrence Livermore National Laboratory (États-Unis), pointés sur un cylindre en or contenant une cible de deutérium-tritium renfermée dans une bille (soit un schéma dit d’attaque indirecte), ont réussi à enclencher une réaction de fusion nucléaire qui a délivré 3,15 mégajoules thermonucléaires à partir d’une impulsion laser de 2,1 mégajoules, soit un gain d’énergie de 1,5. « Ce tir relance l’intérêt pour la production d’énergie par fusion inertielle, même s’il n’y a pas pour le moment de projet de développement d’un réacteur à fusion », signale Benoît Canaud, du Laboratoire matière sous conditions extrêmes (LMCE – Univ. Paris- Saclay, CEA). Un succès qui ne masque pas non plus les nombreux défis encore à relever pour développer une solution commerciale à base de fusion inertielle : augmenter le rendement et la cadence des lasers, augmenter l’énergie produite par chaque expérience et baisser le coût de fabrication des cibles. 

Au LMCE, Benoît Canaud et ses collègues étudient un autre schéma d’attaque laser que celui du NIF : l’attaque directe. « On éclaire, avec un laser à très haute énergie, une cible (microbille) de DT cryogénique (à une température de 20 K, soit -253,15 °C). On met ainsi la cible en mouvement centripète pour la faire s’effondrer sur elle-même. » Chauffé par le laser à plusieurs millions de degrés Celsius (plus de 1 000 eV ou 1 keV), la couche extérieure de la cible (coquille) est vaporisée sous forme de plasma. « L’ablateur, constitué de plastique, est expulsé à très haute vitesse et en se détendant vers l’extérieur de la coquille, il exprime une poussée vers l’intérieur de la cible, mettant en vitesse la couche cryogénique qui implose progressivement jusqu’au collapse au centre. Alors que la couche cryogénique est de plus en plus comprimée, au centre, le DT sous forme de gaz résiduel voit sa température augmenter jusqu’à une dizaine de keV. » 

La manière dont le laser tape sur la cible est importante. « En FCI, on génère des chocs plus ou moins forts à l’intérieur de l’ablateur et du DT cryogénique. Or un choc dépose de l’entropie (du désordre) et augmente l’énergie interne du matériau, ce qui le rend beaucoup plus difficile à comprimer. » Dès lors, tout l’art de la FCI est de faire imploser la cible sans trop mettre d’entropie dans le DT cryogénique à comprimer, pour produire un haut gain thermonucléaire. « Plus on comprime la cible – on réduit le volume –, plus la densité et le gain de puissance augmentent. » 

 

La fusion par confinement magnétique : le dispositif tokamak

Alors que la fusion par confinement inertiel agit sur des temps très courts – la centaine de picosecondes (0,1 ns) – pour confiner de manière inertielle la matière fusible à de très hautes densités, la fusion par confinement magnétique joue sur des temps longs et une densité de particules relativement faible. Les tokamaks ou les stellarators sont actuellement les systèmes les plus avancés pour de futurs réacteurs. Ces chambres toroïdales ou annulaires sont équipées d’un système de chauffage du combustible et de bobines magnétiques dans lesquelles passe un courant électrique. Comme toute particule chargée placée dans un champ magnétique s’enroule autour des lignes de champ, ions et électrons du plasma sont confinés magnétiquement dans la chambre à l’aide des puissants aimants. 

Plusieurs de ces dispositifs expérimentaux affichent quelques records, bien qu’aucun n’ait encore réussi à obtenir un gain net de puissance supérieur à 1, c’est-à-dire à produire plus d’énergie que celle mobilisée pour chauffer le plasma et le confiner. Fin 2003, le tokamak français Tore Supra – renommé WEST pour Tungsten (W) Environment in Steady-state Tokamak et localisé au CEA à Cadarache – a entretenu son plasma pendant six minutes et trente secondes. Fin 2021, le tokamak chinois HL-2M l’a fait pendant dix-sept minutes et trente-six secondes. Le tokamak anglais JET (Joint European Torus), porté par le consortium EUROfusion comprenant des instituts de recherche européens et suisse, a atteint un ratio de 0,67 : dès 1997, il a produit 16 mégawatts de puissance de fusion pour une puissance de chauffage totale de 24 mégawatts. En 2021, il a délivré 59 mégajoules d’énergie de fusion pendant cinq secondes.

 

De l’expérience au démonstrateur industriel : ITER 

Chaînon manquant entre ces dispositifs expérimentaux et les futurs démonstrateurs industriels, le réacteur thermonucléaire expérimental international ITER installé à Cadarache est un ambitieux projet associant 35 pays. Il doit démontrer la faisabilité physique de la fusion par confinement magnétique pour produire de l’électricité et la sûreté du dispositif. L’entrée en activité et la production du premier plasma sont prévues pour 2030. ITER produira un plasma deutérium-tritium chauffé à plus de 150 millions de degrés Celsius et auto-entretenu par les réactions de fusion. Le tritium utilisé lors de la réaction sera régénéré au sein de l’enceinte à partir des neutrons libérés lors de la réaction. ITER délivrera durant 400 secondes une puissance thermique de 500 mégawatts à partir d’une puissance injectée de 50 mégawatts, soit un gain de dix. Pour cela, le volume de sa chambre (1 400 m3) et son plasma (840 m3) seront bien plus importants que ceux des tokamaks actuellement en fonctionnement.

Intégrés au consortium EUROfusion, plusieurs laboratoires de l’Université Paris-Saclay contribuent par leurs recherches à ITER. Le Laboratoire de physique des plasmas (LPP – Univ. Paris-Saclay, CNRS, École polytechnique, Observatoire de Paris, Sorbonne Univ.), dont le savoir-faire réside dans les diagnostics de fluctuation et de turbulence des plasmas, en fait partie. 

 

Quand la turbulence s’invite au plasma 

« Un plasma extrêmement chaud et magnétisé est chaotique et complexe. On y trouve une zoologie d’instabilités dues aux gradients de température, densité, vitesse moyenne, courant, champ magnétique…, explique Pierre Morel, de l’équipe Plasmas de fusion magnétique du LPP. La température au centre du plasma est ainsi à plusieurs centaines de millions de degrés Celsius, alors que quelques mètres plus loin, les aimants supraconducteurs sont baignés dans l’hélium liquide, proche des 0 K (-273,15 °C). Le champ magnétique n’est pas homogène non plus : il est plus intense à l’intérieur de l’anneau qu’à l’extérieur. Tout cela est source d’instabilités, qui croissent exponentiellement et coexistent à des échelles variées dans le plasma. » 

Comme elles ne croissent pas indéfiniment, ces instabilités saturent et mènent à la turbulence, caractérisée par des tourbillons qui cascadent et se fracturent en de plus petits tourbillons jusqu’à se dissiper. Ces tourbillons peuvent aussi coalescer et former des structures plus grandes. Comme la turbulence est majoritairement perpendiculaire au champ magnétique, ces structures finissent par brasser les particules chaudes du centre du plasma avec celles plus excentrées et plus froides. D’autres phénomènes ont, au contraire, un effet bénéfique sur la turbulence, comme les écoulements zonaux qui cisaillent les tourbillons. « On étudie comment se forment les structures qui prédominent dans le mélange, quel est leur comportement, leur taille et leur temps de vie. On cherche à conserver une forte chaleur et une densité élevée de particules au centre du plasma magnétisé pour maintenir le confinement du plasma le plus longtemps possible », explique Pierre Morel.

Car à cause du brassage, la qualité du confinement de l’énergie et des particules se dégrade. « Le temps de confinement du plasma – le temps moyen pendant lequel l’énergie reste à l’intérieur du système – est fixé par la turbulence. En multipliant les couches de lignes magnétiques, on parvient à l’augmenter. Moins de puissance extérieure est alors nécessaire pour maintenir la réaction. C’est pourquoi on développe une machine de grande taille comme ITER », déclare Pascale Hennequin, responsable de l’équipe Plasmas de fusion magnétique du LPP. 

 

Diagnostics et simulations numériques : paver la route pour ITER 

L’équipe développe des diagnostics qu’elle implante dans différents tokamaks, tels que WEST, ASDEX Upgrade en Allemagne et TCV (Tokamak à confinement variable) à Lausanne (Suisse), et qui mesurent le taux de turbulence du plasma. Le but est de comparer les différentes machines et leurs paramètres. « Il s’agit de valider les nouveaux régimes de fonctionnement afin de fiabiliser les prédictions d’ITER et les futurs réacteurs », déclare Pascale Hennequin. Toutes les observations se font par des mesures indirectes. « On réalise des sondages à différents endroits du plasma grâce à la diffusion d’ondes électromagnétiques micrométriques. Un peu comme un radar. On mesure la vitesse de fluctuation de la densité des particules à différentes échelles. Cette vitesse joue un rôle très important dans tous les processus de saturation et de régulation de la turbulence. » 

L’équipe confronte ces observations à ses simulations numériques modélisant la turbulence, l’apparition et les caractéristiques des instabilités. « On fait appel à une description cinétique : on modélise la façon dont les particules se distribuent en vitesse et en position au sein du plasma. Notre but est d’arriver à faire des simulations représentant de façon fidèle et réaliste ce qu’on voit avec nos expériences et diagnostics. » En extrapolant ces résultats, les scientifiques cherchent à avoir des simulations fiables avant d’opérer le tokamak d’ITER et à prédire son temps de confinement.

Bien qu’une optimisation des procédés et une compréhension plus fine de la physique restent encore à atteindre, les barrières entourant la production d’énergie par fusion nucléaire se lèvent progressivement et un potentiel avenir industriel se profile. En atteste l’émergence croissante de start-up s’associant à des centres de recherche et des universités pour développer l’activité. 

 

Publications

 

Crédits The Shelf Company / Université Paris-Saclay