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Environnement, animaux, humains :  L’affaire d’une seule santé

Recherche Article publié le 15 décembre 2023 , mis à jour le 16 janvier 2024

Cet article est extrait de L'Édition n°22.

À l’Université Paris-Saclay, la santé est en avance sur le futur, avec des thèmes de recherche aussi variés que la sauvegarde des pollinisateurs ou la gestion des données grâce à l’intelligence artificielle. Les êtres humains ne vivent pas dans un bocal. L’environnement dans lequel ils sont plongés regorge de dangers (ces derniers étant souvent issus de l’activité humaine) : pollution de l’air et des eaux, pandémies mondiales à répétition, exposition à des carcinogènes et longues canicules estivales sont autant de causes de mortalité.

Le constat d'un environnement plein de dangers pour l'être humain implique de repenser la médecine via la nouvelle approche « une seule santé », issue du concept anglophone One Health, afin d’étudier et de préserver simultanément les santés humaine, animale, végétale, des écosystèmes et de la biodiversité. Les scientifiques promeuvent des actions d’urgence pour garder un monde vivable, parmi lesquelles figurent la lutte contre le changement climatique, la détection des zoonoses, ces maladies portées par des animaux comme les moustiques et transmises aux êtres humains, ou encore la prise en compte des aspects socio-économiques tels que le coût des médicaments. 

 

Des abeilles sous pression

L’approche « une seule santé » nécessite également de sauvegarder la biodiversité, notamment celle des pollinisateurs, ces animaux qui transportent les grains de pollen d’une fleur à l’autre et participent à la reproduction sexuée de nombreuses espèces végétales. Or, depuis une vingtaine d'années, le syndrome d'effondrement des colonies d'abeilles décime les ruches du monde entier. « La mortalité des abeilles atteint un niveau préoccupant et généralisé », souligne Fabrice Requier, chargé de recherche en agroécologie au laboratoire Évolution, génome, comportement, écologie (EGCE – Univ. Paris-Saclay, CNRS, IRD). Pesticides, néonicotinoïdes, disparition des espaces naturels de butinage, ravageurs invasifs... les causes de cet effondrement sont multiples. « C'est un effet cocktail dévastateur pour les pollinisateurs, en particulier pour les abeilles domestiques que nous avons sélectionnées au cours des millénaires pour leur productivité et leur non-agressivité, au détriment de leur résilience. » 

L'écologue a consacré le début de sa carrière aux abeilles de l'espèce Apis mellifera, les abeilles domestiques à miel, qu'il a étudiées sous toutes les coutures. « Nous avons par exemple développé un test en plein champ, aujourd'hui utilisé pour l'homologation des pesticides. On offre aux abeilles butineuses un mélange de sucre et de pesticide. En cas de non-nocivité, elles parviennent à regagner leur ruche sans problème, sinon c’est la preuve qu’elles ont été intoxiquées. » Il inspecte également l'influence de parasites, de pathogènes et de virus sur la santé des abeilles. Le plus étudié, le varroa, est un acarien parasite vecteur de virus qui s'infiltre dans la ruche et provoque une mortalité prématurée. Le frelon asiatique est lui aussi redoutable : « Arrivé en 2004 en France, il attaque les abeilles à la sortie de la ruche, les incitant à se réfugier à l'intérieur pendant des jours, au détriment du stockage de nourriture pour l'hiver », constate le chercheur. 

Plus inquiétant encore, la mortalité des abeilles domestiques n’est que l'arbre qui cache la forêt. Les pressions environnementales mettent également en péril les 20 000 autres espèces d'abeilles, domestiquées comme sauvages, ainsi que les 300 000 espèces animales pollinisatrices. Ne pas s’en préoccuper serait une grave erreur, d’après Fabrice Requier : « La pollinisation est un service écosystémique, c'est-à-dire un bénéfice offert par la nature. Si le vent pollinise certaines denrées de base, comme le riz ou le blé, d’autres cultures, telles que le cacaoyer, ont une dépendance totale envers les pollinisateurs. » 

De nombreuses cultures, comme la pomme, la tomate, l'avocat et les oléagineux – les plantes dont il est possible d’extraire de l’huile – recourent également, de façon plus modérée, aux pollinisateurs. « Mais cela ne signifie pas pour autant qu'elles peuvent s'en passer », précise l’écologue. Ainsi, les fraises pollinisées uniquement par le vent sont plus petites et de forme irrégulière. « On estime que dans un monde sans insecte, le rendement de ces plantes diminuerait de moitié, et la qualité nutritionnelle des fruits serait moins bonne. » 

« Si le déclin s'accentue, des vitamines et minéraux essentiels risquent de disparaître du régime alimentaire de nombreuses personnes. » Le chercheur et son équipe redoutent l'apparition de carences en fer ou en vitamine A dans les pays en développement, où la diversité alimentaire est déjà fragile. « Nous pourrions être témoins d’une augmentation de la malnutrition et des maladies concernant près de 71 millions de personnes », alerte le chercheur. 

Au Kenya, où Fabrice Requier s'apprête à collaborer avec une université locale, on trouve par endroit d'immenses monocultures d'avocat. « Les agriculteurs et agricultrices y utilisent de fortes doses d'insecticides, créant de véritables déserts de biodiversité, sans aucun pollinisateur », se désole le chercheur. Afin de laisser un peu de répit aux abeilles, il faudrait au contraire modérer partout l'usage des pesticides et multiplier les haies et les bandes enherbées, qui servent de refuges aux pollinisateurs sauvages. On sauvegarderait ainsi le chocolat, la qualité nutritionnelle des fruits et la santé mondiale.

    Comment analyser les données de santé ?

    La recherche en médecine brasse d’énormes quantités de données, un volume nécessaire pour que les analyses statistiques soient robustes. Se pose alors le défi de l’analyse pertinente de l’information. Pour y répondre, les partisanes et partisans de l’approche « une seule santé » parient sur la pluridisciplinarité. 

    Lors de la pandémie de Covid-19, la mise en commun des observations par les hôpitaux et les laboratoires a conduit à l’obtention de données fiables pour le suivi de l’épidémie et l’orientation des politiques publiques. Afin de réitérer de tels exploits dans d’autres domaines de la santé, Bertrand Thirion, directeur de recherche de l’équipe-projet Inria-CEA Modèles et interférence pour les données de neuroimagerie (MIND), appelle à la collaboration entre disciplines : « Pour développer une santé soutenable, il faut être proactif et faire appel aux spécialistes capables de gérer, d’organiser et d’analyser les données, notamment grâce à l’intelligence artificielle (IA). » 

    Après avoir contribué à l’élaboration de l’outil généraliste Scikit-Learn pour l’apprentissage automatique (machine learning), le chercheur aiguille désormais ses recherches sur les neurosciences. Son équipe traite de larges jeux de données grâce à l’intelligence artificielle prédictive. « Nous créons des modèles capables de poser un diagnostic à partir de données complexes, comme des examens d’imagerie par résonance magnétique (IRM). Certains modèles peuvent prédire votre âge grâce à un simple cliché de votre cerveau. D’autres diagnostiquent des cancers en analysant des images d’organes. » L’équipe-projet MIND tient à rendre le processus transparent : « Pour faire preuve de rigueur, nous devons construire des algorithmes capables d'accompagner leur réponse d’un intervalle de confiance et de pointer la zone de l’image sur laquelle ils basent leur diagnostic », argumente le chercheur.

    Créer des athlètes complets

    Bertrand Thirion insiste également sur l’importance du dialogue avec les personnels de santé pour déceler les besoins réels : « Les prédictions que nous faisons ne sont pertinentes que si elles sont utiles aux médecins pour améliorer leurs soins. » En revanche, le chercheur rappelle le recul nécessaire face aux nombreuses promesses augurées par l’utilisation de l’IA. « La tendance actuelle est de créer des modèles ayant presque toujours raison lors de la phase de test. » Pendant cette phase, les scientifiques des données calculent un score de prédiction en mettant le modèle à l’épreuve sur l’un des rares grands jeux de données disponibles pour la recherche. « Or, en ne se servant que de quelques jeux de données pour l’entraînement et l’évaluation, le risque est de créer des algorithmes sur-spécialisés, dont les performances ne sont pas garanties face à des données réelles, surtout si celles-ci sont des données hospitalières imprécises, parfois lacunaires. » Ainsi, un nageur ou une nageuse olympique consacrant tous ses entraînements à faire des longueurs de piscine finira bon dernier s’il ou elle doit participer à une épreuve de saut à la perche. L’enjeu est plutôt de créer des athlètes polyvalents, performants dans une grande variété de contextes. « Les données de recherche doivent être rendues libres et publiques pour créer davantage de bases de données et faciliter notre travail », conclut le chercheur. 

    Afin de prédire les défis de la santé globale du XXIe siècle, pollinisateurs, biodiversité, agriculture, pollution, changement climatique, et tant d’autres paramètres doivent encore être pris en compte. Il ne faudra bientôt plus réclamer à son médecin un simple bilan de santé, mais lui demander comment se portent les abeilles et les intelligences artificielles des environs.

    Références :