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Décrypter l’histoire et le patrimoine : Regards croisés

Recherche Article publié le 30 janvier 2024 , mis à jour le 30 janvier 2024

Cet article est issu de L'Édition n°22.

Le patrimoine, gardien des mémoires, cache toujours un récit à déchiffrer. Comment cet objet, à la croisée des mondes du passé, du présent et du futur, est-il étudié ? Tour d’horizon des approches de chercheurs et chercheuses de l’Université Paris-Saclay.

Le patrimoine, terme souvent associé à un héritage historique, revêt une importance considérable dans la société. Matériel ou immatériel, de valeur culturelle, historique, esthétique ou sociale, le patrimoine englobe des monuments, des objets, des traditions et des pratiques qui témoignent du passé et contribuent à la fabrication d’une identité collective. Cependant, l’étude et la préservation du patrimoine sont confrontées à des défis complexes, nécessitant une approche multidimensionnelle et, parfois, nouvelle. Quelles sont ces approches ? Quel rôle joue la communauté scientifique dans la préservation du patrimoine ?


Défis éthiques des humanités numériques dans la recherche

(c)Atelier Corbin - Université Paris-Saclay

Le numérique, par la formation de jeux de données, de simulations et d’analyses pointues, est au coeur des activités de recherche historique. Giovanni Pietro Vitali, maître de conférences au laboratoire Dynamiques patrimoniales et culturelles (DYPAC – Univ. Paris-Saclay, UVSQ), utilise par exemple différents langages de programmation tels que R, Python et JavaScript pour conduire des analyses de textes et d’archives diverses. Son projet Last letters from the world wars se focalise notamment sur l'analyse linguistique et thématique des dernières lettres de personnes condamnées à mort pendant les guerres mondiales. En utilisant des outils numériques, il examine des corpus de lettres collectées dans des archives italiennes, identifiant ainsi des éléments significatifs dans ces correspondances.

De son côté, Paolo Vannucci, professeur au Laboratoire de mathématiques de Versailles (LMV – Univ. Paris-Saclay, UVSQ, CNRS), se penche lui sur l'étude des grandes structures monumentales, en particulier les cathédrales gothiques comme Notre-Dame de Paris. Il cherche à comprendre l'impact des actions extrêmes sur ces monuments et étudie la pensée structurelle des constructeurs anciens. Grâce à des simulations et à l'archéologie numérique, il étudie les arcs-boutants, la résistance au vent et l'action climatique sur les cathédrales.

Les humanités numériques, discipline qui utilise les technologies numériques et l’informatique pour étudier les savoirs en sciences humaines et sociales, suscitent des interrogations en raison de l'utilisation de données et d'algorithmes. Elles peuvent par exemple être influencées par les données dites d'entraînement utilisées pour les développer. Si ces données sont biaisées, les résultats produits par les algorithmes le seront également. Les biais culturels ou linguistiques sont également un sujet d'inquiétude, par exemple lorsque des algorithmes de traduction automatique favorisent certaines langues ou régions, ou perpétuent des stéréotypes culturels. La protection de la vie privée est une autre préoccupation majeure, car ces technologies impliquent souvent la collecte, le stockage et l'analyse de vastes quantités de données personnelles, soulevant ainsi des inquiétudes quant à la confidentialité et à la protection de la vie privée des individus. 

Cependant, Giovanni Pietro Vitali souligne que les mécanismes de transparence et de responsabilité offerts par la science ouverte atténuent les biais et les erreurs produites lors de l’utilisation d’applications propriétaires ne garantissant pas la supervision totale des processus internes des calculs informatiques, et garantissent des résultats profitant à l'ensemble de la société. Le chercheur pose toujours la question de l'intégration des technologies de science ouverte selon les principes FAIR, visant à promouvoir l’accès ouvert, la réutilisabilité et l’interopérabilité des données scientifiques. L’acronyme FAIR correspond au fait que les données doivent être Findable (Trouvable) - Accessible (Accessibles) - Interoporable (Interopérables) - Reusable (Réutilisables). « Je ne travaille que sur des langages de programmation tels que R pour garantir une autonomie totale de mon produit », ajoute le chercheur. 

Par ailleurs, ce dernier est très actif sur GitHub, une plateforme de développement collaborative basée sur le cloud, utilisée pour héberger, gérer et partager des projets de code source. Il y partage tous ses projets, ses dépôts et même des tutoriels. Dans son étude intitulée A theatre of places: mapping 17th French Theatre, le chercheur effectue une cartographie des textes pour étudier les lieux mentionnés dans la littérature du théâtre français du XVIIe siècle. Cette technique de cartographie textuelle permet non seulement de tirer des conclusions sur les influences littéraires et la force du genre au cours de ce siècle, mais elle est également facilement reproductible et entièrement open source : l’intégralité des sources sont transparentes et accessibles à tous et toutes.


Les vocabulaires du patrimoine : une question interdisciplinaire

Marie Cornu, spécialiste du droit de la culture et du droit du patrimoine à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP – Univ. Paris-Saclay, ENS Paris-Saclay, CNRS, Univ. Paris-Nanterre), met l’accent sur l’importance du langage et sur la dimension normative en lien avec d’autres disciplines dans ses recherches juridiques. Elle a co-dirigé le Dictionnaire de droit comparé du patrimoine culturel en 2012 qui aborde sous une perspective comparative la question des vocabulaires du patrimoine dans dix pays d’Europe et le Dictionnaire des biens communs paru en 2017 et réédité en 2021, projet qui a rassemblé plusieurs spécialistes de disciplines différentes autour des notions de communs et de biens communs (économistes, juristes, politistes, sociologues, etc.). Depuis plusieurs années, elle collabore avec des chercheurs et chercheuses en sciences du patrimoine pour développer un Dictionnaire interdisciplinaire du patrimoine. Ce projet vise à aller au-delà d’une simple description des notions et à adopter une approche réflexive autour de la notion de patrimoine.

Marie Cornu et son équipe ont également étudié la genèse des textes qui structurent le champ normatif du patrimoine. Le projet Mémoloi se concentre par exemple sur l’exploration et la compréhension des origines des lois en relation avec le Comité d’histoire du ministère de la Culture. Les chercheurs et chercheuses s’intéressent également à la manière dont le droit interagit avec le temps et à son application pratique : « nous nous sommes intéressés au droit en action, en prenant en compte la façon dont il est réapproprié par les acteurs concernés », explique Marie Cornu. Cette dimension, cruciale pour comprendre les systèmes juridiques, est également un axe de recherche clé au sein de l’ISP.


La recherche sur le patrimoine transformée par les avancées numériques

 (c)Atelier Corbin - Université Paris-Saclay

Grâce à l’utilisation de simulations et de techniques de modélisation avancées, les chercheurs et chercheuses examinent désormais les constructions anciennes sous tous les angles, alors même que parfois, aucune trace écrite sur le sujet n’existe. Cette approche remet en question certaines hypothèses formulées dans la littérature.

Paolo Vannucci et son équipe ont utilisé la méthode des éléments finis pour évaluer la résistance structurelle de la cathédrale Notre-Dame de Paris, déterminant ainsi le seuil critique à partir duquel l’édifice devient vulnérable aux forces du vent. Les résultats sont frappants : avant l’incendie de 2019, la voûte aurait résisté à des rafales de vent atteignant 200 km/h. Désormais, le danger apparaît dès que les vents atteignent 90 km/h, exposant la cathédrale à un risque d’effondrement partiel. Cette diminution de 60 % de la résistance au vent met en évidence l’urgence de prendre des mesures pour assurer la sécurité de cet emblème architectural. 
D’autres approches, telles que la méthode des éléments discrets, qui considère chaque particule individuellement, ou celle des volumes finis, divisant la structure en petits volumes tridimensionnels, sont également utilisées pour simuler les mouvements granulaires et mesurer l’action du vent sur les monuments anciens. Enfin, la méthode de l’analyse limite vise à déterminer les charges maximales qu’une structure peut supporter avant de s’effondrer.

Ces avancées permettent une meilleure compréhension des forces qui façonnent les monuments anciens et contribuent à leur préservation. « Les ingénieures et ingénieurs disposent d’une variété de méthodes et d’outils plus ou moins interchangeables, aux applications et niveaux d’exactitudes propres. La diversité des approches donne au corps ingénieur les outils pour trouver la solution adaptée à chaque défi », explique Paolo Vannucci.

Giovanni Pietro Vitali considère que son rôle ne se limite pas à l’écriture, mais s’étend au développement de toutes les innovations technologiques susceptibles d’améliorer la recherche. « Les avancées des humanités numériques offrent de nouvelles opportunités pour révolutionner les approches traditionnelles des sciences humaines et sociales », explique-t-il. Ces opportunités se traduisent notamment par l’analyse de vastes ensembles de données, à l’aide desquels les scientifiques identifient désormais des tendances, des modèles et des relations autrefois difficiles à discerner.

Le projet Prismatic Jane Eyre, dans lequel le chercheur est très actif, en est un exemple probant. Cette étude vise à décortiquer les transformations et variations linguistiques qui émergent lors des traductions du célèbre roman de Charlotte Brontë, Jane Eyre. En recensant pas moins de 618 traductions dans 68 langues différentes, les scientifiques du projet ont créé des cartes interactives pour mettre en lumière la prolifération mondiale de ce chef-d’oeuvre et pour en saisir la compréhension à travers divers contextes. « Ce roman anglais du XIXe siècle, en avance sur son temps en termes de portée féministe, revêt un intérêt particulier sur le plan littéraire. Notre objectif est d’analyser la réception de cette oeuvre dans divers pays et d’étudier les interactions suscitées au sein de différentes cultures. Dans ce projet, nous nous penchons sur les éditions les plus répandues et constatons que les réactions les plus intéressantes proviennent des mondes arabophones et chinois. Nous examinons comment ce roman anglais a été reçu dans ces deux cultures qui ont connu des changements significatifs à l’époque. Nous analysons notamment l’évolution des couvertures de livres dans le temps et l’espace », explique le chercheur.

L’étude de monuments historiques nécessite fréquemment de réunir des corps de recherche issus de différentes disciplines, comme des expertes et experts en histoire, en mécanique, en mathématiques... Ce qui peut constituer un défi, confie Paolo Vannuci : « Par exemple, lorsqu’on aborde la mécanique de la rupture dans l’analyse des monuments et leur état ultime, on peut se retrouver à discuter avec un collègue expert en mécanique de la rupture qui envisage des problèmes à l’échelle du millimètre. Cependant, les problèmes rencontrés sur les cathédrales ont des dimensions qui se comptent en mètres, ce qui les rend totalement différents. »

De plus, le chercheur souligne qu’en France, les sujets liés au patrimoine historique sont fréquemment évoqués, mais leur développement reste encore limité. L’étude des patrimoines historiques est confrontée à des contraintes budgétaires considérables, entraînant souvent un manque de financement pour les activités de préservation, de recherche et de restauration. Des problèmes de coordination entre les différentes entités et les acteurs impliqués dans la préservation et la gestion du patrimoine historique apparaissent également.

Des chercheurs et chercheuses de l'Université Paris-Saclay, telles que Marie Cornu, jouent un rôle actif dans le développement d'une communauté interdisciplinaire en sciences du patrimoine. Celle-ci rassemble des spécialistes de domaines tels que l'histoire, l'histoire de l'art, la sociologie, le droit et les sciences expérimentales. Cette collaboration se concrétise par la mise en place du séminaire Nomade, ayant pour objectif d'explorer les modes de conceptualisation dans ce champ du patrimoine à partir de thématiques telles que l’authenticité ou encore les notions d’origine, de trace, de provenance ou de trajectoire.

« C’est une expérience qui a consolidé la communauté des sciences du patrimoine autour d’une réflexion commune », ajoute Marie Cornu. La communauté a approfondi ces questionnements à partir de plusieurs terrains, notamment le patrimoine scientifique et technique, l’archéologie, l’architecture, la musicologie, la muséologie, les actions de conservation et de restauration, etc. 
Une école d’été organisée par l’Université Louis-et-Maximilien de Munich et l’ISP, en lien étroit avec la Graduate school Humanités – Sciences du patrimoine (GS HSP), l’Objet interdisciplinaire Palabre et l’Université franco-allemande s’est en outre tenue en septembre 2023 à Bibracte, cité gauloise du Ier siècle avant J.-C. aujourd’hui conservée comme site archéologique au coeur de la Bourgogne-Franche-Comté. Des ateliers, des conférences et des séminaires ayant notamment pour thématiques l’origine, le trafic illicite ou les collections d’objets archéologiques ont rythmé cette école d’été. 

À l’image de cette collaboration internationale, le projet franco-letton Osmose, mené entre 2014 et 2018, a visé à explorer la diversité des systèmes normatifs liés au patrimoine culturel immatériel et à examiner les liens entre les différentes branches du droit. Copilote du projet au sein de l’ISP, en partenariat avec l’Académie de la culture de Lettonie, Marie Cornu précise : « Le domaine du droit du patrimoine est souvent réservé aux États ou aux régions, il relève généralement de la souveraineté nationale. Mais il se construit et se définit sur des modes divers. Il est donc intéressant de comparer la reconnaissance juridique du patrimoine et la manière dont ce domaine du droit est mis en oeuvre. Pour cela, nous avons constitué un réseau international de chercheurs et chercheuses actives. » 
 

Prosopographie, Constantin et Byzance

Vincent Puech, historien spécialiste du monde byzantin et de l'Antiquité romaine et directeur de l'Institut d'études culturelles et internationales (IECI - UVSQ) utilise l'approche prosopographique pour étudier les personnages historiques. Cette méthode consiste à dresser des fiches thématiques au sujet d'individus spécifiques afin de comprendre les dynamiques sociales, politiques et culturelles de l'époque. Sa recherche s'inscrit dans le courant de l'histoire sociale et politique, mettant en avant les réseaux familiaux, les origines géographiques et les questions religieuses. Son premier livre, Constantin. Le premier empereur chrétien (2011), illustre cette approche thématique et son intérêt pour le monde byzantin et l'Antiquité romaine tardive (IVe-VIe siècle). Il a notamment découvert que les statues antiques importées par l’empereur romain pour décorer Constantinople, capitale de son empire bâtie en lieu et place de Byzance, suivent une logique précise. On trouve ainsi des objets rendant hommage aux anciens cultes de Byzance et de ses habitants, malgré la conversion au christianisme de Constantin. Cette découverte l'a amené à approfondir la question du patrimoine antique dans le monde byzantin.

Vincent Puech, par le biais de son approche de l'histoire sociale, ouvre également une voie méthodologique vers d'autres disciplines. L'historien explique que cette approche est une forme d'histoire étroitement liée à la sociologie, en se concentrant sur l'étude des groupes sociaux et en accordant une importance particulière à leur dimension quantitative. « Bien qu'il soit complexe d'effectuer une étude quantitative sur ces périodes, la prosopographie permet néanmoins de regrouper les individus en séries. Si l'on constate ensuite que des phénomènes se répètent, cela nous apporte des enseignements. De plus, il y a un aspect qualitatif qui aborde une autre branche de la sociologie, axée davantage sur l'individu et visant à comprendre le comportement individuel de manière plus approfondie, sans concevoir les individus de manière déterministe », ajoute-t-il. 

Les monuments, objets et civilisations nés il y a plusieurs centaines voire milliers d’années sont des sujets d’études fascinants, qui nécessitent aujourd’hui de nouveaux moyens et un développement accru des collaborations pour en finir avec le cloisonnement de la recherche.

 

Références