
Candidats-médicaments : maximiser leur potentiel grâce à la synthèse de molécules tridimensionnelles et chirales
Le projet CUBIC, Chiral building blocks with bridged polycyclic structures, porté par Aurélien de la Torre, chimiste à l’Institut de chimie moléculaire et des matériaux d’Orsay (ICMMO – Univ. Paris-Saclay/CNRS), a pour but de développer une méthode de synthèse chimique capable de produire des molécules tridimensionnelles et asymétriques et susceptible d’améliorer par là leur potentiel thérapeutique. Ce projet est lauréat d’une bourse ERC Consolidator 2024.
Synthétiser de nouvelles molécules thérapeutiques dont on sait qu’elles auront de bonnes chances d’être sélectives et efficaces est l’ambition de tout chimiste qui s’attaque à la conception de nouveaux médicaments. Dans son article scientifique Escape from flatland paru en 2009, le chimiste américain Franck Lovering présentait à ce propos une étude statistique des molécules testées comme médicaments potentiels, en phase clinique 1 à 3. Il en ressortait deux recommandations principales pour la conception de molécules candidates et à même d’optimiser l’efficacité et la sélectivité de ces molécules en tant que médicament. C’est d’ailleurs dans cette dynamique que s’inscrit le projet CUBIC (Chiral building blocks with bridged polycyclic structures) porté par Aurélien de la Torre et lauréat d’une bourse ERC Consolidator, d’un montant de deux millions d’euros pour cinq ans : CUBIC vise à développer une méthode de synthèse chimique qui réponde aux recommandations de Franck Lovering et de son étude.
L’émergence de la tridimensionnalité
Avant cette étude, les molécules candidates synthétisées étaient pour la plupart des composés aromatiques, c’est-à-dire des structures cycliques géométriquement planes, dont tous les atomes s’inscrivent dans un même plan. Relativement facile à synthétiser, ce type de composé présente également l’avantage de donner des molécules d’une grande diversité, ce qui rend les tests à large échelle possibles. L’étude de Franck Lovering montre cependant que cette stratégie n’est pas efficace : les molécules ayant le plus de chances de devenir un médicament ne sont pas planes. Au contraire, leur géométrie est tridimensionnelle et leurs atomes s’inscrivent dans des plans différents. C’est là la première recommandation de l’étude de Lovering : « Les candidats médicaments doivent avoir une plus haute proportion de carbone sp3 par rapport aux carbone sp2 et carbone sp. »
Les appellations sp, sp2 et sp3 font référence à la géométrie dans l’espace des atomes de carbone de la molécule. Elles désignent l’hybridation des orbitales atomiques de l’atome. Ces dernières sont des expressions mathématiques tridimensionnelles qui décrivent l’emplacement le plus probable des électrons gravitant autour du noyau de l’atome. Un carbone sp comporte deux orbitales, un carbone sp2 en a trois et celui sp3 en possède quatre. Les orbitales ayant tendance à adopter la géométrie la plus symétrique possible, les deux orbitales atomiques d’un carbone sp crée une ligne, tandis que les quatre orbitales d’un carbone sp3 se répartissent dans l’espace en suivant un angle de 109.5° entre elles et forment un tétraèdre. Cet arrangement spatial crée alors de la tridimensionnalité.
En pontant ensemble des molécules organiques polycycliques dont les atomes de carbone comportent une structure sp3, il en résulte des molécules en forme de cage. « Comme les médicaments ciblent souvent les sites actifs de récepteurs situés dans ou autour des cellules et qui ne sont pas plans, on peut comprendre que des molécules tridimensionnelles soient alors plus efficaces et surtout plus sélectives », explique Aurélien de la Torre.
Cette première recommandation de Lovering a été à l’origine de nombreuses avancées en chimie organique : elle a donné lieu à de nouvelles synthèses et débouché sur de nouvelles molécules brevetées, de nouveaux médicaments et même la création de nouvelles entreprises.
La synthèse de molécule chirale encore à explorer
Si la première recommandation de Lovering a donné lieu à de nombreuses recherches, la seconde a été nettement moins explorée, sans doute à cause de son application complexe. Il s’agit de l’asymétrie des molécules synthétisées : « Les candidats médicaments doivent avoir un plus grand nombre de centres stéréogènes », indiquait Franck Lovering. Pour comprendre cette recommandation, il faut s’intéresser à la notion de chiralité des molécules.
Un objet est dit chiral s’il est impossible de le superposer à son image dans un miroir. L’exemple le plus commun et familier est celui des mains : lorsqu’on les place côte à côte et qu’on essaye de les superposer, le pouce de l’une se retrouve sur l’auriculaire de l’autre. En chimie, pour qu’une molécule soit chirale, il faut qu’elle possède ce qu’on appelle un centre stéréogène, c’est-à-dire un groupement d’atomes dans lequel permutent deux éléments pour donner deux agencements différents de la molécule. Cette molécule existe alors sous la forme de deux énantiomères, qui sont des images l’un de l’autre dans un miroir et non superposables. Ayant exactement les mêmes propriétés, sauf vis-à-vis de la lumière qu’elles diffractent différemment, ces deux molécules miroirs sont toutefois difficiles à distinguer lorsqu’on souhaite les identifier à l’issue d’une synthèse par exemple.
Dans le monde vivant, la majorité des molécules sont chirales mais, dans la plupart des cas, on ne trouve qu’un seul des deux énantiomères de la molécule. Par exemple, les acides aminés, les briques élémentaires des protéines, n’existent naturellement que dans la conformation dite L, pour left (gauche). Or les sites actifs des récepteurs, cibles des molécules médicaments, sont également chiraux. Dès lors, doter les molécules candidates de centres stéréogènes augmente leurs chances d’être sélectives. « Le but du projet CUBIC est ainsi de répondre aux deux recommandations de Lovering en développant des méthodes de synthèse organique qui permettent de synthétiser des molécules polycycliques pontées ou en cage et qui soient également chirales », explique Aurélien de la Torre.
Le défi de la synthèse énantiosélective
Au cours des deux dernières années, quelques laboratoires sont parvenus à synthétiser des molécules polycycliques pontées chirales. Cependant, ces synthèses ont toutes été racémiques, c’est-à-dire que les deux énantiomères de la molécule ont été synthétisés en quantités égales. Le défi que souhaite relever Aurélien de la Torre est de développer une synthèse énantiosélective, soit qui privilégie l’un des deux énantiomères. L’idée du chimiste est d’utiliser une plateforme synthétique commune - qui repose sur un même précurseur - pour produire de façon énantiosélective toute une variété de molécules chimiques.
Le chercheur souhaite partir d’une alpha-pyrone, une molécule organique monocyclique plane. « Au laboratoire, on a montré qu’on pouvait activer ce précurseur avec un acide de Lewis (un composé déficient en électrons et capable d’en accepter) chiral. Il se lie à la pyrone [un hétérocycle de cinq atomes de carbone, dont l’un est engagé dans une fonction ester, et un atome d’oxygène], en lui tirant ses électrons. Ce qui rend la pyrone à son tour plus électrophile. » L’acide de Lewis utilisé étant chiral, il n’interagit avec la pyrone que par l’une de ses deux faces.
Cette réaction améliore non seulement l’électrophilie de la pyrone, lui donnant la capacité de former une nouvelle liaison avec un autre composé, mais bloque également l’une de ses faces, la nouvelle liaison ne se faisant que d’un côté. Cette première étape de la synthèse conduit à un composé chiral et privilégie l’un des deux énantiomères. « On implique ensuite ce composé dans d’autres réactions en cascades, qui donnent lieu à des molécules polycycliques pontées ou en forme de cage », conclut Aurélien de la Torre. En utilisant cette nouvelle approche, le chimiste et ses collègues sont d’ores et déjà parvenus à synthétiser quelques grammes d’un composé naturel, en quantités non négligeables pour ce genre de synthèse.
L’avantage de cette approche est qu’elle offre la possibilité de former des centres stéréogènes à partir de tous les atomes de carbone de l’hétérocycle de la pyrone et ainsi de générer une grande diversité de composés. Une fois optimisée, cette nouvelle méthode de synthèse trouvera sa place dans la recherche de nouvelles molécules thérapeutiques mais aussi dans d’autres filières comme le développement de nouveaux matériaux.
Référence :
Escape from Flatland: Increasing Saturation as an Approach to Improving Clinical Success, F. Lovering, Jack Bikker, Christine Humblet, J. Med. Chem, 2009.