
Micheline Misrahi-Abadou : personnaliser les traitements de l'infertilité
Micheline Misrahi-Abadou est professeure émérite de biochimie et biologie moléculaire à la Faculté de médecine Paris-Saclay. Ses travaux pionniers sur les causes génétiques de l'infertilité ont ouvert la voie à une médecine de la fertilité « sur mesure », encore trop peu connue du monde médical et des patientes concernées, et lui ont valu d’être distinguée à plusieurs reprises.
Micheline Misrahi-Abadou est dès l’enfance attirée par la recherche médicale et sa passion pour le domaine de la reproduction humaine se manifeste lors de sa deuxième année de médecine à l’hôpital Necker - Enfants malades. Après son internat en médecine débuté en gynécologie, obstétrique et endocrinologie, elle obtient un doctorat en biochimie et biologie moléculaire de l’Université Paris 6 (aujourd’hui Sorbonne Univ.). Elle décide de se spécialiser en santé reproductive de la femme et d’identifier des causes d’infertilité, un domaine alors peu exploré et peu financé. « À l’époque, non seulement l’infertilité n’intéressait personne car ce n’était pas une maladie mortelle mais on pensait aussi détenir le traitement miracle avec la procréation médicalement assistée ! », se souvient Micheline Misrahi-Abadou.
Des causes génétiques
Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en 2023, l’infertilité touche un couple sur six dans les pays développés. Avec 3,3 millions de personnes concernées en France et une progression de 0,3 % par an, ce syndrome, « et non une maladie », devient une question de santé publique. « Or, la médecine reproductive se distingue des autres spécialités en traitant l'infertilité sans toujours en connaître la cause, alors que 30 % des causes restent indéterminées », constate la chercheuse. Dès les années 90, elle exploite la piste génétique, pour laquelle il existe un lien fort, « jusqu’à 31 % des cas familiaux décrits chez les femmes atteintes d’insuffisance ovarienne prématurée (IOP), soit 4 % des femmes avant 40 ans ». On découvre ainsi, il y a 25 ans, que le gène FMR1, responsable du syndrome de l'X fragile chez les garçons, est également responsable d’IOP dans 3 à 5 % des cas.
Le premier clonage au monde de gènes de la reproduction
En 1987 et 1989, Micheline Misrahi-Abadou réalise le premier clonage du gène du récepteur humain de la progestérone et établit la structure du récepteur des hormones LH/hCG (hormone lutéinisante/hormone chorionique gonadotrope humaine) qui contrôle la reproduction. Cela lui vaut le prix de la Fondation pour la recherche médicale. Elle clone également le récepteur humain de la TSH, l’hormone stimulant la thyroïde. Ces étapes clés motivent sa recherche des causes génétiques d’infertilité dès 1992. Micheline Misrahi-Abadou crée alors une plateforme de génétique moléculaire des infertilités à l'hôpital Bicêtre, qui débute avec ces gènes et s’implémente progressivement.
La révolution génomique
Micheline Misrahi-Abadou commence par identifier quelques gènes dont ceux des récepteurs de la LH et de la FSH (hormone folliculostimulante). « Leurs mutations révélaient un lien avec certaines infertilités mais leur étude était très longue avec peu de patientes concernées. Progressivement, notre catalogue s'est enrichi des découvertes de mon équipe, avec celles d'autres chercheurs et chercheuses à travers le monde. » La révolution génomique, liée à l’arrivée du séquençage nouvelle génération, change la donne : elle permet l’étude rapide de l’ensemble des 20 000 gènes du génome des patientes et l’identification de gènes défectueux.
La plateforme de génétique moléculaire des infertilités créée est labellisée par le ministère de la Santé comme référence nationale. Les collaborations nationales et internationales favorisent la constitution d’importantes cohortes de patientes indispensables pour identifier les gènes responsables d’infertilité, « dont une centaine de gènes liés à l'IOP, parmi le millier de gènes probablement impliqués dans la reproduction humaine, une étape essentielle pour la survie d’une espèce », souligne Micheline Misrahi-Abadou.
Un lien inattendu entre infertilité et cancer
L'analyse de la plus vaste cohorte européenne de patientes atteintes d’IOP contribue à une découverte surprenante : l’implication des gènes de réparation de l'ADN et de la méiose appartenant à la voie de Fanconi. « Sur le moment, cela a été une surprise pour tous, mais aujourd'hui, cela parait une évidence. » Le lien s’explique en effet par le stock unique de follicules formé avant la naissance, dont la dégradation prématurée impliquerait un défaut de ces gènes de réparation (également appelés gènes de susceptibilité aux cancers). Cette révélation modifie profondément le suivi des patientes, qui nécessite une approche multidisciplinaire à long terme pour prévenir ou traiter d'éventuelles tumeurs. « Les gènes impliqués dans la croissance folliculaire, le métabolisme et les fonctions mitochondriales représentent les autres familles majeures responsables de l'IOP. »
Personnaliser les parcours avec des traitements ciblés
Bien que la France soit avancée en médecine génomique, du fait du Plan France médecine génomique qui inclut l'IOP comme priorité de séquençage du génome dès 2019 grâce à l'action de Micheline Misrahi-Abadou, peu de praticiens y recourent, faute de formation médicale et de recommandations des sociétés savantes. Grâce à la première cartographie génétique de l'IOP et celle du syndrome de diminution de la réserve ovarienne chez la femme, établies par Micheline Misrahi-Abadou en 2022 et 2024, l'approche diagnostique et la prise en charge des patientes évoluent désormais. « Nous avons fait modifier les recommandations pour cette affection par quatre sociétés savantes internationales fin 2024, sociétés qui jusque-là préconisaient uniquement l'étude du gène FMR1. Nous avons aussi introduit le séquençage nouvelle génération dans la routine diagnostique avec l'étude d'une centaine de gènes (30 % de positivité). Ceci correspond à une avancée majeure pour les patientes. » La chercheuse espère une meilleure utilisation de la génomique pour une prise en charge personnalisée des IOP inexpliquées.
Pour les femmes avec une diminution de la réserve ovarienne, qui représentent 10 % des patientes suivies en parcours de procréation médicalement assistée (PMA), la chercheuse démontre l'intérêt de prédire l'efficacité des traitements et de personnaliser la prise en charge, évitant ainsi des parcours inutiles. Face au taux d'échec de 40 % des traitements classiques, elle insiste : « Il est urgent d'identifier de nouveaux traitements et des biomarqueurs prédictifs de réponse à ces traitements afin d'éviter les souffrances des couples et d'importantes dépenses de santé publique. C'est une caractéristique du secteur de la reproduction que d'avoir un traitement unique. Il faut personnaliser les parcours et développer des "thérapies ciblées" en fonction de causes identifiées, comme en cancérologie. » La recherche de nouvelles cibles se poursuit à travers l'étude de vastes cohortes de patientes. « Les nouveaux gènes altérés, une fois identifiés, deviendront la cible de nouveaux médicaments développés par l'industrie. »
Former et informer
Micheline Misrahi-Abadou déplore que « la plupart des médecins n’étudient qu’un seul gène depuis 25 ans, FMR1 » en raison d'une « méconnaissance et absence de formation à la génétique dans les études de médecine ». Pour pallier cela, elle crée en 2016 le diplôme universitaire (DU) Génétique et reproduction, unique en France, où 50 expertes et experts enseignent les applications de la génétique en reproduction. Elle s'adresse aussi au grand public « pour l’informer de toutes les innovations sur ces questions de santé reproductive et lutter contre la mésinformation, à commencer par celles véhiculées par la presse ». Elle co-dirige avec Boris Cyrulnik l'ouvrage Nouvelles Fertilités, Nouvelles Familles, Nouvelle Humanité (2024, Odile Jacob) qui explore la révolution génomique en infertilités et les bouleversements qui traversent la société, les modèles familiaux et la parentalité, dans le cadre d’une véritable révolution sociétale.
Implication et reconnaissance nationale et internationale
Durant sa carrière, Micheline Misrahi-Abadou exerce des fonctions de codirection de l'Institut fédératif de recherche Bicêtre, et de direction de laboratoire. Elle est membre de plusieurs conseils scientifiques, de conseils d'universités européennes, d’académies européennes et d'instances internationales d'évaluation, et experte auprès d'agences telles que l'Agence nationale de sécurité du médicament et l’Agence de biomédecine. Ses travaux de recherche lui valent d’être distinguée à plusieurs reprises. Elle est notamment lauréate du palmarès Forbes-L’Oréal de 2025 qui met en lumière des femmes pour leur talent, leur engagement et leur impact.