Ana-Maria Castravet : plongée au cœur de la géométrie algébrique
Ana-Maria Castravet est professeure de mathématiques à l’Université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ), membre du Laboratoire de mathématiques de Versailles (LMV – Univ. Paris-Saclay/CNRS/UVSQ) et membre senior de l’Institut universitaire de France (IUF). Spécialiste de géométrie algébrique, elle explore la complexité des variétés algébriques et des espaces de modules. Enseignante investie, elle défend une vision des mathématiques dont le moteur principal est la créativité et où les femmes ont toute leur place.
Originaire de Roumanie, Ana-Maria Castravet grandit dans un environnement stimulant pour les mathématiques. Dès le lycée, elle participe à de nombreuses compétitions nationales et commence à goûter au plaisir de la résolution de problèmes. Ce n’est toutefois qu’à l’université de Bucarest, lors de sa licence (1993–1997), qu’elle éprouve ce qu’elle décrit comme un véritable « coup de foudre » pour la discipline. « Moi qui ne voyais jusque-là dans les mathématiques qu’un simple ensemble d’astuces, je découvre à cette époque une profondeur conceptuelle insoupçonnée. »
Elle décide alors de traverser l’Atlantique pour rejoindre le Massachusetts Institute of Technology (MIT) où elle soutient sa thèse en 2002, dans un milieu qu’elle décrit comme un « paradis pour les sciences, où l’ouverture et le partage stimulent la créativité ». S’ensuit un long parcours postdoctoral aux États-Unis, notamment à Princeton, à l'Université du Texas à Austin, jalonné de collaborations fécondes et de découvertes scientifiques, avant qu’elle n’obtienne des postes permanents à l'Université d'Arizona, l’Université d’Ohio puis à Northeastern University à Boston. En 2018, un nouveau chapitre s'ouvre pour elle en France, lors de son recrutement comme professeure à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) et de son intégration au Laboratoire de mathématiques de Versailles (LMV).
Explorer la complexité des espaces de modules et des variétés de Fano
Ana-Maria Castravet est spécialiste de géométrie algébrique, une branche des mathématiques fondamentales qui étudie les variétés algébriques, c’est-à-dire des objets géométriques définis par des systèmes d’équations polynomiales. Les droites, cercles ou paraboles étudiées au lycée en offrent les exemples les plus simples, mais la recherche contemporaine dans laquelle s’inscrit Ana-Maria Castravet s’intéresse à des structures bien plus riches et complexes. Ses travaux se déploient ainsi selon deux grands axes. « Un premier volet de mes recherches porte sur les espaces de modules, ces variétés particulières qui servent à classifier de grandes familles d’objets géométriques. Derrière une idée en apparence simple — par exemple l’espace de toutes les droites dans notre espace a trois dimensions — se cachent des structures d’une grande subtilité », explique l’enseignante-chercheuse, dont les travaux menés en collaboration avec son collègue américain Jenia Tevelev ont révélé à quel point ces espaces, loin d’être banals, recèlent une complexité insoupçonnée.
Un second axe majeur de ses recherches concerne l’étude des variétés de Fano dites « supérieures », une autre classe de variétés algébriques dont la description est loin d’être simple. « Sur ce projet, je travaille en collaboration avec Carolina Araujo, une mathématicienne brésilienne, et un collectif de chercheuses réparties sur quatre continents », indique Ana-Maria Castravet. Né pendant la pandémie de COVID-19 lors d’un atelier international féminin, ce réseau s’est depuis prolongé avec des rencontres régulières aux États-Unis, en Europe, à Paris et bientôt de nouveau dans cette même ville, illustrant la vitalité et la dimension collaborative de ce champ de recherche.
Quand l’enseignement nourrit la recherche
Professeure investie, Ana-Maria Castravet considère que la recherche et l’enseignement se nourrissent mutuellement. « Bien enseigner est aussi très formateur pour apprendre à mieux présenter ses recherches », aime-t-elle rappeler. Depuis son arrivée à l’UVSQ, elle s’est ainsi impliquée à tous les niveaux : cours de licence, encadrement des masters, direction de thèses doctorales. Elle souligne d’ailleurs la qualité des étudiantes et étudiants français, qu’elle juge « très bons » en comparaison du niveau moyen des étudiantes et étudiants aux États-Unis.
Parallèlement à son activité pédagogique, Ana-Maria Castravet s’est également investie dans de nombreuses responsabilités institutionnelles. Elle a notamment dirigé le master 1 d’algèbre appliquée entre 2018 et 2025, exercé la fonction de directrice-adjointe de l’École doctorale Jacques Hadamard, coordonné un programme de bourses favorisant les collaborations scientifiques entre la France et le Brésil, et participé activement à un projet de financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et visant à renforcer les liens entre les chercheurs et chercheuses en France travaillant sur les variétés de Fano et aux sujets liés.
La créativité comme moteur des mathématiques
Pour Ana-Maria Castravet, les mathématiques ne sont pas seulement un langage universel au service des sciences, « elles sont une expression de la créativité humaine, exactement comme la peinture ou la musique ». Et même si les résultats de sa recherche fondamentale trouvent des échos dans des domaines appliqués tels que la cryptographie, la sécurité informatique ou la physique théorique, ce qui anime avant tout la mathématicienne – au-delà de cette « utilité » – c’est la beauté conceptuelle des objets qu’elle étudie et la liberté de création qu’ils offrent. Pour Ana-Maria Castravet, le mathématicien n’est donc pas un chercheur isolé, enfermé dans sa bulle avec papier et crayon, comme on aime à se le représenter. « Bien sûr, la concentration solitaire est nécessaire. Mais la vie mathématique est profondément nourrie par les collaborations humaines. Derrière de nombreux projets, il y a d’abord une rencontre, une amitié, une connexion humaine. On se croise dans une conférence, on échange une idée, et de fil en aiguille, on noue une collaboration de recherche. »
L’inclusion au service de la créativité
Cette dimension collective rejoint son engagement pour une meilleure représentation des femmes dans les mathématiques. Si elle constate une ouverture plus grande chez les jeunes générations, elle note encore des ruptures dans les parcours : « En licence et en master, l’équilibre entre étudiantes et étudiants est plutôt respecté. Mais c’est au niveau du doctorat que l’on commence à perdre les femmes », regrette-t-elle. Inspirée par les ateliers féminins de recherche qu’elle a connus aux États-Unis, elle plaide pour la mise en place de dispositifs similaires en Europe : « Ces espaces de travail dédiés permettent aux femmes de se sentir légitimes, de renforcer leur réseau et surtout, de développer la confiance nécessaire pour s’affirmer dans un milieu encore largement masculin. La diversité, j’en suis convaincue, est propice à la créativité mathématique. »
Vers de nouvelles aventures collectives
Sa nomination à l’Institut universitaire de France (IUF) en 2024 marque une étape clé dans le parcours d’Ana-Maria Castravet. Cette reconnaissance lui offre du temps et des moyens pour explorer de nouvelles directions. Parmi ses priorités figurent l’organisation d’ateliers pour les femmes en mathématiques en France et en Europe, ainsi que le renforcement de ses collaborations internationales. Curieuse des transformations contemporaines, elle s’intéresse également aux apports potentiels de l’intelligence artificielle : « Je ne suis pas une spécialiste, mais je suis fascinée par la façon dont ces outils ouvrent de nouvelles perspectives et obligent à repenser notre manière de poser certaines questions », explique la chercheuse. Autant de projets au travers desquels Ana-Maria Castravet poursuit une ambition constante : faire des mathématiques une aventure intellectuelle et collective, où la créativité se nourrit autant des idées que des rencontres humaines.