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Manuel Bibes : L’oxytronique à la conquête de la microélectronique

Portrait de chercheur ou chercheuse Article publié le 24 juin 2020 , mis à jour le 20 septembre 2022

Manuel Bibes est directeur de recherche au sein de l’unité mixte de physique CNRS/Thales (Université Paris-Saclay, CNRS, Thales). Spécialiste reconnu des oxydes de métaux appliqués à la spintronique, il explore leurs propriétés fondamentales à leurs interfaces pour en trouver de nouvelles, susceptibles de révolutionner les technologies microélectroniques.

Encouragé par André Fert, professeur à l’INSA de Toulouse où le jeune homme réalise alors ses études d’ingénieur et frère du prix Nobel de physique Albert Fert, Manuel Bibes se spécialise très tôt dans les oxydes de métaux. À tout juste 25 ans, il obtient son doctorat franco-espagnol à l’Institut de science des matériaux à l’université autonome de Barcelone. « Albert Fert avait découvert la magnétorésistance géante dix ans auparavant. Bien que ne connaissant pas encore tous les aspects de ces recherches à l’époque, le choix de mon sujet de thèse sur les interfaces de manganites m’a mis sur de bons rails ». Manuel Bibes associe son expertise des oxydes à la spintronique dès son arrivée en post-doctorat, en 2001, dans l’unité mixte de physique CNRS/Thales où officie Albert Fert. Recruté à 27 ans par le CNRS en tant que chargé de recherche, il part travailler pendant quatre ans à l’Institut d’électronique fondamentale (IEF), puis réintègre l’équipe du laboratoire CNRS/Thales en 2007. En 2014, il est promu directeur de recherche au CNRS.

 

Aux interfaces de pérovskites

« La spintronique est une branche de l’électronique étroitement liée au magnétisme des matériaux, dont la spécialité est d’utiliser le « spin » de l’électron, sa propriété magnétique, en plus de sa charge électrique, pour réaliser des composants électroniques, des mémoires, des transistors, etc. », explique Manuel Bibes. Le chercheur travaille avec des oxydes qui ont des propriétés remarquables, notamment ceux qui cristallisent dans une structure chimique très simple, appelée « pérovskite ». « Il existe une grande variété de matériaux au sein de la famille des pérovskites (fer, titane, manganèse). Ils ont tous à peu près la même structure mais des propriétés très différentes. Ils peuvent être isolants, conducteurs, supra-conducteurs, magnétiques ou ferroélectriques. »

Parmi ces matériaux, les multiferroïques affichent simultanément plusieurs fonctionnalités : ils sont à la fois ferromagnétiques (ils agissent comme des aimants ; leurs spins sont alignés parallèlement les uns aux autres) et ferroélectriques (leurs spins sont des dipôles électriques ;  les distributions de charge sont orientées dans le même sens). « La coexistence de leurs propriétés produit un effet mémoire intéressant : nous pouvons agir sur la caractéristique magnétique du matériau, non pas avec un champ magnétique, mais en utilisant un champ électrique, ce qui est beaucoup plus pratique », raconte le chercheur, qui étudie en particulier le ferrite de bismuth. Ses propriétés à température ambiante sont prometteuses pour des applications potentielles.

Un autre avantage est de pouvoir combiner entre eux ces oxydes à structure pérovskite, l’un avec des propriétés électriques et l’autre magnétiques, par exemple. « Nous les fabriquons en couches minces contrôlées à l’échelle atomique, de manière à agir sur l’un avec l’autre. Non seulement ces matériaux ont leurs propres propriétés mais leurs différentes combinaisons les démultiplient, autant de fonctions qui restent encore à découvrir », se réjouit le chercheur.

 

Des propriétés fondamentales surprenantes aux applications potentielles

Mieux encore : de nouvelles propriétés, n’existant dans aucun des deux matériaux pris individuellement, émergent parfois à leur interface. « Depuis plus de dix ans, notre équipe travaille sur une interface métallique qui se forme, de manière très surprenante, entre deux oxydes parfaitement isolants. On obtient un métal qu’on appelle un gaz d’électrons bidimensionnel qui conduit très bien l’électricité. Il y a cinq ans, en collaboration avec des chercheurs de Grenoble, nous avons mis en évidence une nouvelle fonctionnalité très intéressante de ces interfaces : elles permettent de convertir le courant de charge électrique en courant de spin avec une grande efficacité. »

Ces recherches ont notamment suscité l’intérêt du géant de la micro-électronique INTEL, qui vient de passer un contrat avec l’équipe de Manuel Bibes. « Avec des transistors de plus en plus petits, de l’ordre de 10 nanomètres, nous atteignons les limites fondamentales de la physique quantique. Pour encore plus les miniaturiser, l’industrie est obligée de faire appel à des technologies et des concepts physiques radicalement différents. »

Manuel Bibes apprécie le mélange fondamental/appliqué qui règne dans son laboratoire, où la moitié des chercheurs et enseignants-chercheurs sont employés par le CNRS ou l’Université Paris-Saclay, et l’autre par Thales. « Tout en conservant une liberté sur mes sujets de recherche, je travaille avec des spécialistes dans des domaines appliqués très variés. C’est un excellent environnement de travail, qui favorise l’émulation des idées. » Depuis de nombreuses années, Manuel Bibes collabore aussi avec des laboratoires hollandais et allemands.

En 2017, il reçoit le prix Descartes-Huygens de l'Académie française des sciences et de l'Académie royale des Pays-Bas et en 2018 le prix Friedrich-Wilhelm Bessel de la Fondation Alexander von Humboldt. Classé parmi les chercheurs les plus cités (Highly Cited Scientists), lauréat également de la Société européenne de recherche sur les matériaux (Prix EU40 en 2013) et de deux projets ERC (MINT 2014 et FRESCO 2020), Manuel Bibes garde la tête froide : « Le plus important pour obtenir des résultats en science est de travailler collectivement, de tisser et d’entretenir un réseau avec les laboratoires et les chercheurs du monde entier. En cela, l’Université Paris-Saclay nous procure une visibilité mondiale décisive ».