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Recherche et agriculture : une fertilisation croisée à Saclay - L'Edition #13 (juin 2020)

Recherche Article publié le 22 juillet 2020 , mis à jour le 22 juillet 2020

(Article issu de l'Edition n°13 - juin 2020)

 

Chercheurs, agriculteurs, associations locales et collectivités territoriales œuvrent ensemble à la co-construction de projets de recherche opérationnels sur le plateau de Saclay.

Depuis quelques années, les attentes de la société vis-à-vis de l’agriculture ont bien changé et prennent souvent les agriculteurs au dépourvu. « On leur demande de modifier des systèmes installés de longue date et la transition n’est pas toujours évidente pour eux. Par sa dimension prospective, la recherche peut leur apporter des réponses et les aider à savoir où ils vont, sans mettre en danger leur exploitation et leurs salariés », explique Dorian Spaak, coordinateur général de l’association Terre & Cité, qui avec le laboratoire d’excellence (LabEx) BASC (Biodiversité, agroécosystèmes, société, climat) de l’Université Paris-Saclay, concourt à monter des projets de recherche associant chercheurs et acteurs du plateau de Saclay.

Historiquement, le plateau s’inscrit dans une longue tradition agricole. Avec l’installation du CEA dans les années 50, cette région naturelle d’Île-de-France devient progressivement un important pôle d’enseignement et de recherche. À la création du LabEx BASC en 2010, les collaborations entre chercheurs, agriculteurs et associations sont pourtant minimes, alors que « la composante en sciences du vivant est très forte », remarque Dorian Spaak : le LabEx fédère quatorze laboratoires de recherche travaillant sur l’agroécologie et la dynamique des socio-écosystèmes dans un contexte de changement climatique.

Progressivement, Terre & Cité et BASC se rapprochent et en 2015, l’association candidate au programme européen de développement rural LEADER. Le LabEx s’y associe en apportant une enveloppe de co-financement. Des journées de rencontres entre acteurs locaux et chercheurs s’organisent et en 2016, les premiers projets communs voient le jour.

« Grâce au programme LEADER, nous avons soutenu des projets de recherche portant sur des volets complémentaires, pour travailler plus concrètement sur des problématiques impliquant acteurs publics, privés et associatifs. La force de ce programme, c’est le processus de co-construction des projets », souligne Dorian Spaak. « C’est un vrai dialogue, une façon de s’assurer que les projets sont intéressants à la fois pour les chercheurs, les agriculteurs et les collectivités territoriales, et répondent vraiment aux besoins du territoire », confirme Paul Leadley, le coordinateur du LabEx BASC.

 

Un verger conservatoire bientôt sur le plateau

Depuis, bien des projets ont émergé, comme celui porté par Amandine Cornille, du laboratoire Génétique quantitative et évolution – Le Moulon (GQE – Université Paris-Saclay, INRAE, CNRS, AgroParisTech). Cette installation d’un verger conservatoire, expérimental et pédagogique en lisière du plateau de Saclay valorisera une collection patrimoniale du pommier sauvage (Malus sylvestris), ancêtre de certaines variétés actuelles de pommier cultivé (Malus domestica). Le projet bénéficie d’un financement LEADER et implique une large variété d’acteurs locaux, territoriaux et nationaux : agriculteurs et associations du plateau, lycées agricoles et entreprises locales, agence des espaces verts de la région Île-de-France, communauté d’agglomération Paris-Saclay, établissement public d’aménagement Paris-Saclay, association française d’agroforesterie, office national des forêts… Généticiens, écophysiologues, climatologues et écologues de l’Institut diversité écologie et évolution du vivant (IDEEV – Université Paris- Saclay, CNRS, AgroParisTech) sont également mis à contribution. Source de pépins et de greffons, le verger sera un lieu de formation et de vulgarisation, une station de recherche expérimentale et un site pilote de conservation de la diversité locale.

Sa genèse ? Le constat d’une menace sur l’intégrité génétique du pommier sauvage européen. « On a montré qu’à l’échelle de sa distribution naturelle en Europe, 23 % des populations s’hybrident localement avec le pommier cultivé des alentours », signale Amandine Cornille. En cause : des mécanismes de transfert de gènes – ou introgressions – du génome du pommier cultivé vers celui du pommier sauvage. Les chercheurs mettent à jour l’existence de cinq groupes génétiques (ou populations) de pommier sauvage européen. Ils montrent que les semences vendues dans les pépinières privées françaises sous le nom de Malus sylvestris sont soit des hybrides soit issues de pépins de pommiers cultivés, et que les pépins de pommiers sauvages utilisés pour un programme de reforestation en Europe ne viennent que d’un seul clone.

« Alors que les chênes et les hêtres sont les arbres les plus étudiés, on connaît très peu la réponse des espèces fruitières, comme le pommier sauvage, au réchauffement climatique et à l’émergence de nouveaux ravageurs ou pathogènes. En étudiant sa diversité génétique, on pourrait y trouver des gènes d’adaptation, et tenter de les “introgresser” dans des espèces de pommiers cultivés et améliorer ces variétés sur le long terme », remarque Amandine Cornille.

 

Un aménagement spécifique

Le verger s’insèrera sur une parcelle « zéro phyto » de 1 km2, à proximité du futur bâtiment de l’IDEEV en construction sur le plateau. À l’automne 2020, 400 pommiers, tous caractérisés génétiquement et issus de la germination de pépins de pommiers sauvages de toute l’Europe, y seront plantés. À terme n’en resteront que 120. « On va voir si des génotypes spécifiques vont mourir ou croître plus facilement, et si les populations locales, comme celle de Fontainebleau, sont mieux adaptées. » Une haie bocagère viendra ceinturer l’ensemble. Sa composition a été travaillée pour favoriser la colonisation naturelle du verger. Elle regroupera différentes espèces locales d’arbustes, dont la floraison s’étalera sur l’année pour être une source de nourriture et d’abri potentiel pour la faune locale.

Quelques pommiers sauvages seront plantés sur le campus d’Orsay ou donnés aux agriculteurs. « On prévoit aussi d’organiser des animations à caractère grand public. » À ce titre, la Diagonale Paris-Saclay finance la réalisation de panneaux explicatifs et de livrets pédagogiques. « À terme, nous souhaitons répliquer le projet dans le Nord et le Sud de la France, puis en Europe (Roumanie, Danemark, Espagne), et voir de quelle façon les cinq groupes génétiques de pommier sauvage réagissent dans ces différentes zones géographiques », signale Amandine Cornille.

 

Des jardins pavillonnaires et des champs comme objets d’étude

Intéressés par les questions de développement rural en Île-de-France, Romain Melot, de l’unité Sciences pour l’action et le développement : activités, produits, territoires (SADAPT – Université Paris-Saclay, INRAE, AgroParisTech), et Emmanuelle Baudry, du laboratoire Écologie, systématique et évolution (ESE - Université Paris-Saclay, CNRS, AgroParisTech), croisent leur expertise au sein du projet TerriBio Saclay, destiné à l’étude des espaces cultivés dans le milieu périurbain. Le projet porte sur les jardins pavillonnaires et les champs, vus comme potentiels vecteurs de biodiversité et de représentations sociales, et objets d’une action publique locale. « Ces espaces ouverts fournissent un certain nombre de services écosystémiques mais demeurent mal connus », commente Romain Melot. L’étude se fera à l’échelle individuelle et territoriale, « car une partie des processus écologiques se déroulent à des distances supérieures à celles des jardins », explique Emmanuelle Baudry.

TerriBio Saclay est la suite d’un travail préliminaire réalisé en 2018 grâce à un financement Émergence de la MSH Paris-Saclay, qui lui a octroyé un financement Excellence en 2019. L’équipe, qui compte sociologue, géographe, écologue, ethno-écologue et psychologue de l’environnement, réalisera un série d’enquêtes sur l’été 2020. Elle proposera notamment aux acteurs locaux de répondre de façon individuelle ou en groupe à un questionnaire portant sur leur perception des services écosystémiques rendus par ces espaces ouverts et cultivés. Elle s’intéressera également à un panel cible d’environ 100 jardins du plateau, identifiés par photo-interprétation, et proposera à leurs propriétaires de répondre en porte-à-porte à un questionnaire fermé. Puis, sur la base du volontariat, certains participeront à des entretiens semi-directifs. Les données seront analysées à l’automne et les résultats communiqués fin 2020.

 

Des lieux d’échanges privilégiés

Le projet souhaite interroger le rapport à la nature des usagers du plateau de Saclay, habitants, travailleurs et étudiants, « et l’importance de leur trajectoire de vie », commente Romain Melot. « On sait qu’il y a une relation très forte entre le milieu – urbain ou rural – dans lequel une personne a grandi et sa sensibilité à la nature et sa motivation à la protéger. Plus elle y a été en contact enfant, plus sa motivation est grande. Mais la fenêtre de sensibilité – l’âge jusqu’auquel elle est sensible – est mal connue, complète Emmanuelle Baudry. Avec l’appui de Terre & Cité, on souhaite d’ailleurs savoir si les étudiants du plateau s’y situent encore. »

L’idée de TerriBio Saclay est aussi d’évaluer la contribution des jardins et des champs à la biodiversité. « Les plantes et les pollinisateurs vivent à des échelles et à des distances pour lesquelles ils constituent un habitat suffisant », souligne Emmanuelle Baudry, qui remarque que « pour beaucoup d’habitants des milieux périurbains, le jardin est le principal mode d’interaction avec la biodiversité sauvage ».

Les chercheurs vont également s’intéresser à la portée sociale des jardins. Alors que les espaces pavillonnaires sont souvent vus comme le domaine de l’entre soi, plusieurs études sociologiques montrent le contraire. « C’est l’occasion de rencontres entre voisins, d’échanges de savoirs et de dons de production », signale Romain Melot. Le projet examinera également la contribution des jardins à la consommation des ménages et les conséquences de l’interdiction de l’emploi de substances phytosanitaires par les non-professionnels (loi « Zéro phyto » de janvier 2019).

Au final, les chercheurs vont clarifier les services rendus par ces espaces ouverts et cultivés, appréciés des habitants périurbains. Pour les décideurs, cela représentera un complément d’information pour ajuster leurs mesures. « Souvent, une partie des mesures bénéfiques à la biodiversité sont perçues négativement par les habitants : par exemple, laisser les feuilles mortes sur les parties communales est vu comme un manque d’entretien alors que cela fournit de la matière organique », mentionne Emmanuelle Baudry. « La crise du logement en Île-de- France est telle que beaucoup de particuliers convertissent un bout de leur jardin en logement locatif. Cette densification spontanée est plus ou moins régularisée après coup par les communes. Bien réfléchie, elle peut pallier un problème de logement, mais reste problématique si elle n’est qu’une bétonisation anarchique motivée par des intérêts particuliers », constate Romain Melot.

 

Un ancrage territorial déterminant

En définitive, les projets ne manquent pas sur le plateau : d’aucuns concernent l’agriculture bio et le recyclage des matières organiques pour améliorer les sols et les rendements, ou les mélanges de variétés de blé plus résistants aux maladies ; d’autres l’impact du développement de l’Université sur les sols et le stockage du carbone. « Le plateau offre un terrain de jeu incroyable pour essayer d’inventer de nouvelles synergies et mettre en place des systèmes plus durables et résilients, signale Dorian Spaak. Malgré les bouleversements, il a conservé un cœur agricole cohérent et fonctionnel, géographiquement et socialement, et la concentration de chercheurs y est assez exceptionnelle. Avec l’arrivée d’AgroParisTech en 2021, un quart de la recherche agronomique française y sera localisé. C’est considérable ! »

Cette excellence s’inscrit dans la réalité de son territoire, pour connecter étudiants et chercheurs aux grands enjeux de société. « Je suis ravi de voir que l’Université travaille étroitement avec les agriculteurs et les collectivités territoriales, et acquiert un ancrage local très fort. Il est important de protéger les terres agricoles, les espaces verts et les forêts de cette région périurbaine de Paris », témoigne Paul Leadley. Un sentiment partagé par la Présidente de l’Université, Sylvie Retailleau : « L’Université doit montrer son implication à l’international mais aussi territorialement. Il est impossible de créer une grande université sans les gens qui habitent autour d’elle – acteurs locaux et citoyens – et sans qu’ils sachent ce qu’il se passe dans ses laboratoires. »

 

Références

∙ A. Cornille et al., A Multifaceted Overview of Apple Tree Domestication. Trends in Plant Science, 2019.

∙ E. Baudry et al., Domestic gardens as favorable pollinator habitats in impervious landscapes. Science of the Total Environment, 647, 2018.

∙ R. Melot. Réglementer la ville périurbaine : choix politiques locaux et registres de justification, Revue française de sociologie, 2016. 4(57), 711-734.

www.terreetcite.org

www6.inrae.fr/basc