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Milena Jakšić : Enquêter sur la condition de victime

Portrait de chercheur ou chercheuse Article publié le 03 juin 2020 , mis à jour le 22 septembre 2020

Milena Jakšić est chercheuse à l'Institut des sciences sociales du politique (ISP -  Université Paris-Saclay, ENS Paris-Saclay, CNRS, Université Paris-Nanterre). Ses recherches se situent au carrefour de la sociologie du droit et des pratiques judiciaires et de l’anthropologie de la violence et des conflits armés. Après un premier ouvrage où elle interroge la manière dont les sphères institutionnelle et associative françaises prennent en charge la question de l’exploitation sexuelle, elle est aujourd’hui au cœur d’une vaste enquête portant sur d’anciens enfants soldats témoignant devant les juridictions pénales internationales.

Tout commence en mars 2003, au moment où Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, fait voter la loi pour la sécurité intérieure. « Cette loi postule que les victimes d’exploitation sexuelle doivent être protégées au nom de la lutte contre la traite des êtres humains et, dans le même temps, elle réintroduit dans le code pénal français le délit de racolage passif qui les pénalise de facto », constate Milena Jakšić. Comment les tribunaux font-ils face à cette ambiguïté ? La chercheuse enquête et ne trouve quasiment aucune trace d’affaires de traite d’êtres humains portées devant les tribunaux, mais beaucoup d’incriminations pour racolage passif ou séjour irrégulier qui aboutissent inexorablement à l’expulsion de leurs auteures.

 

Accéder au droit, une évidence ?

À cette époque, lorsque les institutions et les associations donnent une visibilité aux prostituées, « en majorité originaires de l’Europe de l’Est ou du Nigéria, en situation irrégulière en France », elles s’intéressent avant tout à leur parcours de « victimes ». « La littérature scientifique était prisonnière d’un débat particulièrement clivé sur la prostitution, et très peu de travaux sociologiques existaient sur la prise en charge de ces femmes par l’État et son administration », déclare Milena Jakšić. Elle démarre alors sa première enquête de terrain, avec pour objectif de reconstituer le parcours réalisé par ces femmes pour accéder au droit français. « De 2005 à 2011, je les ai suivies, des préfectures pour obtenir leur titre de séjour, aux tribunaux qui jugent les affaires de proxénétisme aggravé, en passant par la police pour dénoncer leurs exploiteurs. » Elle met à jour ce paradoxe profond dans son premier ouvrage La traite des êtres humains en France. De la victime idéale à la victime coupable : jugées coupables de racolage ou de séjour irrégulier, elles sont appréhendées comme victimes lorsqu’il s’agit de défendre la position abolitionniste de la France.

 

Les enfants soldats dans les procès pour crimes de guerre 

Après sa thèse, Milena Jakšić est recrutée en 2013 comme chargée de recherche au CNRS à l’ENS Paris-Saclay avec un autre projet : elle étudie les procès dans lesquels les anciens enfants soldats comparaissent au titre de témoins devant la Cour pénale internationale de la Haye. « La raison pour laquelle je m’y intéresse aujourd’hui est intimement liée à mes premières recherches. Les objets diffèrent mais les questionnements sont similaires. » L’enquête de terrain démarre en 2016 : la sociologue se rend régulièrement aux Pays-Bas pour assister aux audiences des procès, « en particulier celui de Dominic Ongwen, ancien commandant d’un groupe rebelle dans le Nord de l’Ouganda par lequel il a lui-même été kidnappé à l’âge de 10 ans, raconte la chercheuse. C’est la première fois qu’un ex-enfant soldat doit répondre à l’âge adulte des crimes qu’il a commis précédemment. » En quatre ans, plus de 200 témoins ont défilé à la barre et ce sont des milliers de pages de verbatims à analyser. « L’objectif est de comprendre comment ces témoignages sont institués en preuves judiciaires, alors même qu’ils sont marqués par de nombreuses incohérences. »

 

L’anthropologie de la peur bientôt décodée

« La plupart des combattants de ces milices ont été enlevés à un âge très précoce et ont passé 10, 15, 20 ans de leur vie dans un environnement extrêmement hostile. » En tentant de reconstituer leurs itinéraires, un second axe de recherche s’impose à la chercheuse, tourné vers l’anthropologie de la peur. « Ces témoignages d’enfants soldats constituent aussi des sources importantes pour décrire un conflit armé. Ces procès sont donc à la fois des objets de recherche et des sources ethnographiques, empiriques, qui permettent de comprendre les situations d’incertitude dans des environnements très menaçants. » Son enquête est bientôt terminée et donnera naissance à son deuxième ouvrage en 2022.

De son propre aveu, les travaux de recherche de Milena Jakšić sont nourris de ses expériences personnelles, « à la fois celle de la guerre, car je suis Yougoslave d’origine, arrivée en France à l’âge de 16 ans, et de mon propre parcours de candidate à l’immigration. » Milena Jakšić vient de recevoir la médaille de bronze du CNRS. « Elle procure une certaine visibilité individuelle, mais ma pensée est avant tout nourrie d’échanges collectifs. Le travail d’une chercheuse ou d’un chercheur en sciences humaines et sociales résulte d’échanges permanents avec ses collègues et les institutions, qui ont besoin de nos expertises. »